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AGORA

IVème siècle après Jésus-Christ. L’Egypte est sous domination romaine. A Alexandrie, la révolte des Chrétiens gronde. Réfugiée dans la grande Bibliothèque, désormais menacée par la colère des insurgés, la brillante astronome Hypatie tente de préserver les connaissances accumulées depuis des siècles, avec l’aide de ses disciples. Parmi eux, deux hommes se disputent l’amour d’Hypatie : Oreste et le jeune esclave Davus, déchiré entre ses sentiments et la perspective d’être affranchi s’il accepte de rejoindre les Chrétiens, de plus en plus puissants…

Critique du film

Le succès de Gladiator, sorti en 2000, aura permis un regain d’intérêt pour le péplum, alors tombé en désuétude. Les studios de production qui suivirent le chemin de ce gros succès commercial ne permirent cependant pas d’offrir un second souffle au genre, qui enchaîna les propositions allant du moyen au médiocre pendant les dix années suivantes.

Le projet de long-métrage du réalisateur espagnol Alejandro Amenábar (Les Autres), mis en chantier à la fin de cette décennie uniforme en qualité, se singularisait donc immédiatement : d’une part, en revenant sur une période charnière de l’Histoire – le déclin de l’Empire Romain dans la seconde moitié du IVe siècle – et, d’autre part, par sa volonté de se focaliser non pas sur les exploits guerriers et les conquêtes de territoires, mais sur la vie culturelle et philosophique de la cité d’Alexandrie. En cela, Amenábar proposait une réflexion sur un sujet bien trop rare au cinéma : celui de la connaissance, la plus vaste, la plus inassouvie, celle qui se travaille et qui habite les esprits.

Porté par de hautes ambitions, Agora ne trouva néanmoins son public qu’en Espagne. Le long-métrage sortit péniblement au cinéma en janvier 2010 en France, essoré par une réception critique au mieux dure, au pire démesurée. Comme aura pu le relever certaine revue de presse, le film aura été qualifié d’« antiquité espagnole teintée d’astronomie en costumes […] touchant le fond », ou encore d’œuvre sans « aucun choix esthétique ou narratif ». D’autres allaient même jusqu’à s’interroger, d’un ton faussement naïf, sur le fait qu’un long-métrage assimilé à une « superproduction à l’américaine » puisse en même temps discuter d’astrologie, de géométrie et d’humanisme. Fauché par cette réception absurde, Agora attend encore, plus de dix ans après sa sortie, que sa réputation soit établie, pas seulement comme péplum intelligent et didactique qui laisse la place à la parole et au débat, mais comme commentaire éminemment critique sur la question du savoir opposé à la religion, pour peu qu’on accepte de le regarder en face.

Agora

Le rejet premier d’Agora concerne sans doute ce qu’il est factuellement : un péplum espagnol au casting international, tourné à Malte en langue anglaise. Plutôt que d’y voir une réalité de tournage qui décrédibilise l’ensemble, qui porte atteinte à l’immersion dans cette période antique, il conviendrait plutôt de prendre cette coproduction européenne comme un carrefour d’influences qui entre en résonance avec la situation sociale d’Alexandrie à l’époque.

Le cosmopolitisme de la ville trouve en effet une expression curieuse par le simple mélange des différents accents des interprètes, mais est aussi abondamment cité par l’architecture, qui fait coexister des visages égyptiens antiques avec des statues de dieux romains et des autels de cultes monothéistes. Le chevauchement entre cultures, religions et mêmes civilisations à l’œuvre dans la cité est ainsi déployé en quelques scènes de manière passive, par les costumes, gestes et décors, illustrant une situation politique qui n’a pas d’équivalent dans le monde moderne. Le caractère impressionnant du travail de production ne découle pas du faste des environnements filmés mais de la manière dont ils parviennent à déraciner le spectateur, à l’arracher de ses préconçus sur l’Antiquité pour montrer le foisonnement des idées de l’époque. Le lieu principal de l’intrigue, l’ancien temple dédié aux dieux égyptiens récupéré pour servir le culte ptolémaïque de Sérapis, incarne ainsi la porosité des cultures, mais présage aussi des événements à venir : ce symbole du syncrétisme des cultes égyptien et grec sera lui-même détrôné par la religion chrétienne.

Au cœur de ce bouillonnement culturel se trouve le personnage historique d’Hypatie, célèbre philosophe, astronome et mathématicienne qui dirige l’école platonicienne d’Alexandrie. Elle étudie le mouvement des planètes avec ses élèves et tente de découvrir les lois physiques qui régissent l’Univers, en partant de la théorie du système géocentrique proposé par Ptolémée. Parmi les étudiants, d’origine et de confessions différentes, se trouvent notamment Oreste, qui gravira plus tard les échelons politiques pour devenir préfet romain de la ville, ainsi que Synésius, jeune chrétien qui se tournera vers les ordres religieux. L’esclave Davus, secrètement amoureux d’Hypatie, assiste également sa maîtresse lors des leçons et les suis attentivement, comme le montre la scène d’ouverture.

Agora

Ce point de départ n’est pas anodin : le sujet de l’astronomie cimente les différentes thématiques du film, à l’échelle microscopique tout d’abord. En effet, les trois auditeurs cités gravitent continuellement autour de la philosophe, mais seront amenés à prendre des trajectoires de vie différentes, sans cesser d’influencer Hypatie où leurs compères, de manière indirecte. Cet entremêlement social et politique est scellé par l’étude d’un sujet commun : les personnages, professeurs et élèves, sont érudits et discutent, même en dehors du cadre des leçons, pour le plaisir du savoir et de l’échange. Ces conversations posées servent de contrepoint au climat de plus en plus dégradé de la ville, où les chrétiens multiplient les provocations fanatiques envers les autres religions, puis font éclater une révolte qui conduit au pillage de la bibliothèque d’Alexandrie. Ces scènes d’action, filmées avec violence, ne sont toutefois pas d’une importance scénaristique supérieure aux échanges et théories scientifiques d’Hypatie : le moment où la philosophe affirme doucement « Je pense que ce que tu dis peut être réfuté, mais je ne sais comment pour le moment » en réponse aux objections de Davus sur la possibilité d’une organisation héliocentrique du système des planètes, engage les deux personnages dans de nouvelles sphères intellectuelles et relationnelles bien plus nettement que les événements violents qui agitent la cité.

Dans l’ensemble, la démarche scientifique d’Hypatie pour percer les secrets du cosmos permet au long-métrage d’Amenábar d’envisager la connaissance non pas comme une conception éthérée, mais comme un objet qu’il faut continuellement explorer et réinterroger, que l’on possède, et qu’on est susceptible de perdre, en la rejetant volontairement (Davus détruisant la maquette du système solaire qu’il a construite lorsqu’il embrasse pleinement la cause des chrétiens) ou par une succession d’événements indirects, comme le ravage de la bibliothèque d’Alexandrie qui représente une perte pour l’humanité toute entière.

À ce titre, il faut souligner à quel point Hypatie est représentée comme aussi faillible que n’importe quel autre individu. Les premières images de la scène d’ouverture, ces vues du globe terrestre depuis l’espace qui seront récurrentes dans le film, la mettent immédiatement en tort dans ses théories scientifiques. La persistance avec laquelle elle cherche à déceler une harmonie dans l’organisation des cieux l’aveugle complètement, et constater qu’un esprit aussi bien fait, qu’une personne d’une telle stature persiste dans l’erreur la rend profondément fragile et tragique à la fois. Cela contribue à faire du personnage une figure féminine forte, mais au relief profond, loin des mises en scènes contemporaines de figures et événements historiques qui proposent trop facilement des portraits lisses ou apocryphes – Hypatie, malgré son grand humanisme, ne remet jamais en cause le système d’esclavagisme en place au IVe siècle.

Agora

La question de la véracité historique pourrait cependant être posée à plusieurs reprises à Agora. En effet, aucun des travaux d’Hypatie ne sont parvenus jusqu’à notre époque et rien n’atteste qu’elle a cherché à réhabiliter la théorie du système héliocentrique émise par Aristarque des siècles auparavant. Mais choisir ce sujet qui a mené à un chamboulement scientifique majeur, au risque de ne pas être factuel, c’est d’abord un moyen pour le réalisateur de pointer du doigt le fait que de telles théories avait été envisagées plus de mille ans avant les travaux de Copernic. C’est aussi, si l’on reste strictement dans le cadre spatio-temporel du film, une façon d’illustrer comment un esprit a pu remettre en cause les croyances de son époque par l’analyse, la théorisation et l’expérience, et comment ce savoir a été étouffé volontairement avant qu’il ne se répande – par une confrérie chrétienne ici, par d’autres incarnations de l’oppression ailleurs dans le temps et l’espace. Les recherches d’Hypatie n’ont ainsi qu’une valeur de symbole : si elles ne portaient pas sur le système héliocentrique, c’était sur un autre sujet. Ce que Agora cherche urgemment à nous faire comprendre, par cette question scientifique, c’est que nous n’avons aujourd’hui qu’une connaissance très partielle de ce que les grecs et les civilisations antérieures savaient ou pressentaient du monde, et que nous ne saurons jamais ce qui a été perdu avec la bibliothèque d’Alexandrie.

Mais peut-être qu’une partie du rejet d’Agora par la critique tient justement à son recours au symbole et à l’emphase pour tisser son propos sur l’étude et la connaissance. Les remarques concernant la récurrence des plans sur la voûte céleste et le globe terrestre vu de l’espace, qui s’arrêtent souvent à un commentaire désobligeant sur l’utilisation des travellings et du numérique, sous-entendent une certaine peur de la facilité avec laquelle on peut lui apposer des lectures préétablies (souvent très personnelles selon le regard du commentateur en question). C’est oublier sa capacité de frapper les esprits et sa valeur d’exemple. Toute la mise en scène d’Amenábar se fonde sur un fonctionnement simple : dire les choses nettement dans un premier temps, s’attacher à en tirer une grande nuance ensuite.

Le sujet de l’astronomie, qui est également déployé par le film à une échelle macroscopique, ne dévie pas de cette logique. La vue de la Terre depuis l’espace qui ouvre le récit ne se comprend pas simplement comme un écho aux théories énoncées par Hypatie en voix off. La récurrence de ces plans orbitaux nous indique qu’il s’agit du lieu où le réalisateur convoque notre regard de spectateur : un point de vue distancié, au niveau physique et temporel, sur une situation unique, charnière, comme si elle était vue à la loupe. Amenábar ne prône pas l’immersion pleine dans le tumulte d’Alexandrie, mais une position de recul qui souligne notre impuissance face aux événements – les cris et les plaintes entendus depuis l’espace – mais invite à réfléchir à leurs répercussions qui s’étendent bien au-delà de l’espace-temps de la fiction.

Agora

Par ailleurs, la voûte céleste reste bien présente dans plusieurs scènes, désignée ou non par les personnages, une façon quelque part pour Agora d’illustrer à quel point la vision du monde des hommes du IVeme siècle diffère de la nôtre : loin des éclairages modernes, le ciel étoilé s’étendait à la vue de tous, jusque dans les intérieurs au toit ouvert. Le regard tourné vers les cieux d’Hypatie, plus insistant que les autres personnages, trouve ainsi une réponse dans les nombreuses vues zénithales qui jalonnent les scènes, mais aussi par les gigantesques travellings avant ou arrière passant de l’espace à la surface de la Terre, dont la distance parcourue semble pouvoir exprimer l’imposant cheminement à parcourir pour atteindre la connaissance autant que le changement d’échelle que la philosophe doit opérer pour mener à bien ses recherches.

Les mouvements de caméra sont d’ailleurs utilisés de manière ostensible à plusieurs reprises, le réalisateur ne rejetant pas les effets de mise en scène les plus simples s’ils amènent une compréhension directe des enjeux de la fiction. Le travelling de la séquence de la mise à sac de la bibliothèque d’Alexandrie a ainsi régulièrement été commenté pour son expressivité forte – l’image termine renversée, les assaillants au plafond, illustrant nettement le basculement que marque l’événement – sans prendre en compte un autre élément important. Avant de se retrouver à l’envers, la caméra se tourne vers la coupole du bâtiment, ouverte sur le soleil, échangeant presque un regard de connivence avec ce qui était précédemment localisé en orbite : le point de vue du spectateur, seul capable – supposément – de mesurer l’ampleur du désastre. Le jeu d’échelles opéré par la mise en scène pour distinguer les différentes sphères dans lesquelles se joue le récit est en tous points de vue remarquable, en particulier lorsque l’accès tant espéré à la découverte s’exprime par l’inclinaison soudaine d’un plan zénithal sur un cône d’Apollonius, objet d’étude des différents types de courbes : le plus simple mouvement d’appareil opère alors le changement de perspective nécessaire à la confirmation de la théorie de la trajectoire elliptique de la Terre, et libère en une seule image un sens considérable.

Agora

Au delà de son recours aux images, Agora s’efforce d’ouvrir la voie de la compréhension. Car les entremêlements complexes entre connaissance et foi, entre science et fanatisme, se retrouvent clairement à l’échelle des protagonistes : le film manie d’une façon admirable le drame à l’échelle humaine en même temps qu’à l’échelle de la ville. Chacun des trois disciples d’Hypatie emprunte un chemin différent, qui les conduit parfois à s’éloigner de ce qui les rassemblait, voire à s’y opposer fermement, sans jamais prendre une tournure manichéenne. Agora a ce goût des grands drames amers où l’on ne peut mettre en tort aucun des personnages. Que ce soit Davus qui trouve dans la charité chrétienne une forme de miracle et de liberté, ou Oreste qui défend son camarade de confession différente pour éviter un lynchage, chacun a de bonnes raisons d’agir ainsi, qu’elles soient philosophiques, religieuses, politiques ou sociales. En ce sens, le film, nous mène à comprendre et respecter les raisons de chacun, aussi personnelles et déchirantes soient-elles.

Le jeu d’échelles et la maîtrise mélodramatique servent ainsi de cap au récit, permettant au long-métrage d’être didactique avec raison et mesure. Par conséquent, on ne saurait reprocher à Agora de manquer de cœur, de rester dans la dissertation désincarnée sur son sujet complexe. Si le thème de la connaissance est aussi bien abordé, analysé et vécu, c’est aussi parce qu’il se lie intimement avec la fatalité de l’Histoire et le malheur humain pour former, sans doute, l’une des fins les plus sombres du cinéma. Car, au terme du film, ce ne sont pas seulement des pierres qui s’abattent sur Hypatie, mais aussi mille ans d’obscurantisme sur l’humanité.


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