8 femmes

8 FEMMES

Dans les années cinquante, dans une grande demeure bourgeoise en pleine campagne, les gens sont sur le point de fêter Noël. Mais un drame se produit : le maître de maison est retrouvé assassiné.
Le ou plutôt la coupable se cache parmi huit femmes que fréquentait régulièrement la victime. Commence alors une longue journée d’enquête, faite de disputes, de trahisons et de révélations.

Critique du film

Eclectisme. C’est sans doute l’adjectif qui caractérise le mieux la carrière de François Ozon. Le réalisateur le plus prolifique de France n’aime pas se répéter. Mais à raison d’un film en moyenne tourné chaque année, peut-il seulement se permettre le risque de bégayer ? C’est sans doute la raison pour laquelle chaque nouveau projet du cinéaste suscite toujours autant de curiosité. Pour le spectateur novice qui attaquerait la filmographie de l’homme derrière Grâce à Dieu, une seule certitude : celle de découvrir une œuvre aux multiples contradictions. À la fois accessibles et troublants, singuliers et ultra référencés, cohérents dans leurs thématiques mais naviguant entre les genres, les films d’Ozon rentrent difficilement dans une case précise. Une volonté de brouiller les pistes que cristallise à merveille le plus grand succès du cinéaste à ce jour : 8 femmes.

Le bal des actrices

En 2002, François Ozon voit sa jeune carrière de réalisateur prendre un tournant. Son dernier film, Sous le sable, vient de connaitre un succès sur lequel peu auraient parier au départ. Il faut dire que ce drame intimiste sur le deuil impossible d’une femme face à la disparition inexpliquée de son mari n’a rien d’évident. Tout à la fois délicat et troublant, le film doit beaucoup à son interprète, la magnétique Charlotte Rampling. La comédienne anglaise y est dirigée avec un mélange de pudeur et de fascination qui participe énormément à l’atmosphère singulière du long-métrage. La reconnaissance publique et critique du film, ainsi que le regain d’intérêt pour sa comédienne principale rendent le jeune réalisateur très visible sein de la profession, particulièrement auprès des actrices. Ozon en est pleinement conscient et va profiter de ce coup de projecteur inattendu pour monter son projet suivant.

Le réalisateur envisage d’abord de s’atteler à un remake de Femmes de George Cuckor. Mais il ne parvient pas à en acquérir les droits, détenus à l’époque par Meg Ryan (qui en produira une affreuse adaptation, The Women, en 2008). Très attaché à l’idée de mettre en scène une histoire avec un casting exclusivement féminin, Ozon se met à la recherche d’un nouveau matériau à adapter. L’agent des stars Dominique Besnehard lui met alors entre les mains une pièce de théâtre un peu oubliée, écrite par Robert Thomas en 1958 : Huit Femmes. Loin d’être un classique, cette comédie de boulevard avait pourtant connu un succès d’estime et même les honneurs d’une diffusion télévisuelle dans « Au Théâtre ce soir ». Bien que très kitsch et daté, le texte séduit François Ozon qui voit dans cette histoire policière à la Agatha Christie une base parfaite à investir, tordre et pervertir. Ne manque plus qu’un casting à la hauteur des ambitions du cinéaste.
8 femmes

Fines fleurs

L’attribution des rôles des huit femmes du titre va s’apparenter à un épineux casse-tête. Ozon sait qu’il doit composer une distribution à la fois hétérogène et complémentaire pour que l’alchimie opère à l’écran. Il souhaite se tourner principalement vers des actrices identifiées du grand public afin de pouvoir jouer avec leur image et ce qu’elles représentent dans l’inconscient collectif. Seule solution envisageable (et un peu kamikaze) pour parvenir à ses fins : construire l’entièreté du casting autour de LA plus grande star du cinéma français : Catherine Deneuve. Celle-ci se montre rapidement intéressée par le côté méta et malicieux du scénario. Le reste du casting se greffera naturellement au projet par la suite. Chaque personnage ayant trouvé son interprète idéale (ou l’inverse), le tournage peut alors commencer dans les studios d’Aubervilliers, suscitant au passage une vive attente de la part de la presse et des commentateurs.

Le plus grand plaisir de 8 femmes réside évidemment en premier lieu dans le fait de voir s’affronter à l’écran des monstres sacrés du cinéma français. Les passes d’armes entre Catherine Deneuve, Fanny Ardant et consort font mouche grâce à des dialogues incisifs et délicieusement méchants. Ozon embrasse la théâtralité du matériau qu’il adapte et s’en remet volontiers (et à raison) au talent de ses interprètes. Toutes se prêtent à l’exercice avec énormément d’humour et d’autodérision. Le numéro d’Isabelle Huppert en « vieille fille » acariâtre vaut à lui seul le visionnage. S’enchaînent alors une série de scènes toutes plus cultes les unes que les autres, entre crêpage de chignon régressif et moments de sensualité intenses.

En résulte une vraie jubilation de spectateur, renforcée par la présence de nombreux clins d’œil cinéphiles qui évoquent le parcours artistique des huit comédiennes. La sirène du Mississipi est ainsi cité par le personnage campé par Catherine Deneuve, sous le regard mélancolique de Fanny Ardant, dernière compagne de François Truffaut. Romy Schneider apparait furtivement sur une photographie conservée par Emmanuelle Béart (les deux actrices ayant joué des personnages aux lointains échos chez Claude Sautet). Ozon joue avec ses comédiennes, malmène leur image pour mieux sublimer cette dernière. 8 Femmes devient alors ans un grand terrain de jeu, aussi ludique pour sa sincère cinéphilie que pour son intrigue accessoire, digne d’une partie de cluedo.
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Vernis qui craque

Il ne faudrait cependant pas réduire 8 femmes à un simple exercice de style récréatif. Car s’il respecte scrupuleusement la structure de la pièce de Robert Thomas, le scénario d’Ozon va progressivement venir dérégler un à un ses huit protagonistes, en leur apportant une ambigüité morale complètement absente du texte originel. Comme souvent chez le réalisateur, la bourgeoisie fait l’objet d’un regard satirique. Chez Ozon, les normes sociales finissent toujours par exploser en mille morceaux à la faveur d’un événement perturbateur (le rat dans Sitcom, la jeune fille de bonne famille qui se prostitue dans Jeune & Jolie…). On retrouve cette subversion des conventions établies dans 8 femmes. Les personnages ont beau être de beaux archétypes unidimensionnels sur le papier, ils dévoilent au fil des événements et des dialogues une face cachée et des desseins plus troubles. Les huit femmes n’en deviennent que plus insaisissables.

Cela donne lieu à des séquences à la portée émotionnelle inattendue, à l’image du monologue délivré par Danielle Darrieux vers la fin du film. Hormis deux ou trois saillies bien senties, son personnage de « mamie zinzin » et avare n’avait pas grand-chose à défendre jusque-là. Avec cette confession filmée en gros plan, le destin de la vieille dame prend une dimension purement tragique qui replace l’intrigue dans un contexte social patriarcal oppressif. Tout comme les sentiments qui animent Madame Chanel (merveilleusement interprétée par la discrète Firmine Richard) permettent à Ozon d’évoquer frontalement l’homosexualité féminine et l’impossibilité de vivre un amour saphique à une certaine époque.
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Tous les personnages ne bénéficient malheureusement pas d’un traitement aussi subtil que ceux précités. Ozon avait clairement l’intention de donner à chacune de ses actrices la possibilité d’exprimer les tourments intérieurs qui rongent les êtres qu’elles incarnent. Quitte à forcer le trait ou paraitre totalement gratuit. C’est le cas de Virginie Ledoyen, dont le personnage agaçant de ‘’madame je sais tout’’ est censée prendre une tournure plus inquiétante au détour d’une réplique pour le moins troublante. Le résultat s’avère malheureusement aussi bancale qu’absurde, en plus d’être immédiatement évacué et ignoré par la suite du récit.

Cette maladresse d’écriture ne saurait cependant oblitérer l’autre grande idée du film : ses chansons. Toujours dans cette volonté de se plonger dans la psyché de ses personnages, le récit s’octroie huit apartés musicaux et chorégraphiés. Chaque actrice y reprend une chanson (plus ou moins célèbre) issue de la variété française, révélant ainsi un trait de caractère de son personnage, loin de ce que les apparences ne laissaient présager à première vue. Un choix audacieux, en totale adéquation avec la note d’intention baroque d’un film qui n’est jamais là où on l’attendait.

Numéro d’équilibriste hors du temps, 8 femmes a l’élégance de ces films qui supporte parfaitement un revisionnage plus de vingt ans après leur sortie. Son hommage tout en technicolor à un certain âge d’or hollywoodien en fait un objet de pur plaisir cinéphile, en plus de parfaire le statut d’icônes de ses brillantes interprètes. Rétrospectivement, c’est également un film qui s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de son auteur, bien décidé à susciter auprès des spectateurs des émotions qu’ils n’auraient jamais pensé trouver en entrant dans la salle de cinéma. Un parti pris que François Ozon continue de tenir film après film, et qui fait de lui encore aujourd’hui l’un des réalisateurs français les plus passionnants de son époque.


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