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ALAA EDDINE ALJEM | Entretien

Quelques heures avant le coup d’envoi de la 72e édition du festival de Cannes et à la veille de l’ouverture de la Semaine de la Critique, nous avons rencontré le réalisateur Alaa Eddine Aljem, sélectionné avec Le Miracle du saint inconnu, notre premier coup de cœur de la quinzaine.

Maintenant que votre premier film est fini, que le processus de création est terminé et qu’il est présenté au public, est-ce qu’il correspond à l’idée que vous vous en faisiez au départ ?

A.E.A. : C’est drôle parce que maintenant qu’il est fini, j’ai passé quatre ans à le rêver, à l’imaginer, à me demander comme il allait être, je n’arrive plus du tout à me rappeler exactement comme je l’imaginais (rires). J’ai presque l’impression que je l’ai à peu près toujours imaginé comme ça, mais sans doute que ce n’est pas vrai. Dans son essence, il est assez fidèle à l’idée que je m’en faisais, et à ce que j’avais envie de faire, ça c’est certain, mais est-il identique à ce que mon idée première ? Non, je ne pense pas. Même s’il est un peu tôt et que je manque de recul, quand je le vois, je suis surtout content qu’il soit, qu’il existe, qu’il soit projeté ici à la Semaine de la critique. Quand je le vois je retrouve cette énergie, ce ton, qui me plait, et sur lequel j’avais envie de travailler dès le scénario, avec cette esthétique précise. Pour ces éléments là, oui, le film est tel que je voulais qu’il soit.

Le film emprunte très clairement les codes du western, ce qui est assez inattendu. Était-ce une volonté propre dès le début du projet ou est-ce quelque chose qui s’est imposé pendant le développement du film ?

Non, c’est plutôt au moment du découpage que c’est intervenu. Comme le film est choral, avec sept acteurs principaux, je savais dès l’écriture que je ne pouvais pas me permettre d’installer tous les personnages. Je ne pouvais pas être dans une vraie psychologie de personnages, de dire qui fait quoi, pourquoi, ce qui est très compliqué. J’avais donc besoin d’écrire quelque chose qui me permette de raconter une histoire qui comporte tous ces personnages sans avoir recours à de la « back story », car c’est quelque chose que j’aime pas du tout faire.

J’avais besoin d’avoir des archétypes : par exemple que le voleur soit le voleur, l’infirmier soit l’infirmier, qu’on n’ait pas besoin de plus d’informations que cela quand on les voit, et qu’on puisse les identifier facilement, et pour pouvoir suivre la suite de l’histoire. Pour ça, à la fois dans l’écriture mais aussi dans la mise en scène, c’était assez simple de recourir au genre, comme dans les comédies italiennes où tous les voleurs sont habillés en noir. Je trouve ça drôle, ce sont les films de mon enfance, j’ai aimé le cinéma en regardant ces films là, et j’ai aimé reprendre ces codes là, qu’on peut trouver parfois aujourd’hui un peu ringards, alors que moi je ne trouve pas du tout que ce le soit. Bien dit et bien dosé ça peut être marrant. Et donc petit à petit, instinctivement, se sont imposés des codes du genre cinématographique que moi j’aimais bien, comme avec ces espaces arides, ces déserts et les personnages qui sont dans des duels – parce qu’ils sont en duos, le médecin et l’infirmier, le père et le fils – et ces confrontations filmées avec beaucoup de caméras fixes et de plans larges, qui parfois s’apparentent au western et que moi je trouvais beaux.

En effet, comme ce personnage du barbier qui fait penser à certains archétypes utilisés notamment chez Sergio Leone.

Oui c’est ça, une partie est pensée, mais une autre est plus intuitive.

Le film commence avec un personnage principal, moteur de l’action, mais très vite il en apparaît beaucoup d’autres. Pourquoi cette envie de multiplier les points de vues et les personnages ?

Le personnage d’Amine, je le voulais comme un fil conducteur. On démarre avec lui et on finit avec lui, il a le seul objectif clair et défini, celui de récupérer son argent. Mais c’est un prétexte pour être introduit dans ce monde là, et c’est lui qui fait par moments avancer le récit.

Après, ce qui m’intéressait, c’était l’observation de cette micro-société avec tous ces nombreux personnages. Je voulais faire un film choral et me balader d’un personnage à l’autre, comme dans un petit univers, même si ça se croise aussi, par moments. Mais ne pas rester qu’avec le voleur, car son histoire n’est pas intéressante toute seule. Ce qui m’intéressait c’était ce film choral là, dans un espace extrêmement ouvert, le désert, mais qui en même temps est très renfermé. Il y a du huis clos là-dedans. D’ailleurs, on ne quitte jamais cet endroit-là pour aller en ville ou ailleurs. Amine est présent du début à la fin, on commence avec lui et sa fuite pour cacher son argent, poursuivi par les gendarmes. Pour moi, c’est un peu un personnage à la Charlie Chaplin, à la Charlot, toujours au cœur de l’action, mais qui est le seul qui à la fin n’en tire absolument rien et repart bredouille. Je trouvais ça marrant, ça me plaisait et c’était homogène avec le reste du contenu de l’histoire.

< attention, spoilers >

Le final est d’ailleurs à ce titre assez bienveillant, il n’a pas son argent, mais ce n’est pas si grave, la vie continue pour lui.

Oui, parce que l’argent n’était qu’un ticket d’entrée dans l’histoire mais ce n’est pas un film d’action, un thriller ou un policier, ce n’était qu’un point de départ et la question de l’argent est devenue très secondaire. Le cœur du film devient tout ce que par quoi il passe, ses aventures.

Question un peu abstraite : que représente exactement ce mausolée, omniprésent dans le film ?

Pour moi, il représente un récit fondateur. On a besoin d’un récit fondateur dans la vie, sinon on est un groupe d’individus dans un espace géographique. Ces gens sont un groupe de personnes dans un espace et ils ont besoin de quelque chose d’autre pour croire ensemble et pour ainsi aller de l’avant. Dans cette vie là, dans ce mode de pensée là, avec ce mausolée là… Mais ailleurs ça aurait pu être un autre symbole, mais cela reviendrait au même : on a besoin d’un récit fondateur.

Un mot sur la localisation du tournage, était-ce une volonté propre de votre part de tourner dans un territoire rural, au cœur du désert, et non pas en ville, espace déjà beaucoup représenté notamment chez Nabil Ayouch au Maroc ?

J’avais déjà tourné deux court-métrages au même endroit, j’adore ces espaces ouverts, je trouve qu’ils ont quelque chose d’extrêmement cinématographique. J’aime beaucoup filmer les corps, il y a beaucoup de plan larges, avec des acteurs très minces, et avec la profondeur de champ, les collines et les montagnes, et il y a quelque chose qui ressort de la petitesse de l’homme par rapport à la nature dans cette utilisation des corps. Je trouve ça fort et beau, la couleur, la texture, c’est très stimulant pour moi. Utiliser tout ça est important pour un réalisateur. Utiliser ce type d’espaces me permet une composition plus grande que si je ne pouvais que concentrer la caméra sur les acteurs dans un cadre urbain, avec un cadre qui bouge beaucoup. Cette histoire se passe dans cet espace là et ne pourrait pas se dérouler ailleurs. La sécheresse, tout cela participe au récit. Ces paysages sont un personnage aussi à part entière.

Aviez vous des références en tête en faisant le film ?

Pas de référence directe en tout cas, mais il y a plusieurs types de cinéma que j’ai beaucoup regardé, comme Buster Keaton, Jacques Tati, Elia Suleiman également, le cinéma iranien et sa simplicité qui me plait beaucoup. Mais pas vraiment de références directes, je ne dirais pas ça, cela me semblerait même dommage ou pas bien de dire que c’est ceci ou cela qui a fait le film, je n’ai jamais été dans cette démarche là en tout cas.

Quels projets et envies nourrissez-vous pour votre avenir de metteur en scène ?

Je suis dans l’ouverture totale ! Je prends un film à la fois, j’ai fait celui là, il est sorti de ma tête, ça y est. Il est là, cette semaine j’ai juste envie d’en profiter et de le voir projeté face à un vrai public, même si c’est un public particulier en festival. Après, ça sera le prochain film, et tant que les choses s’enchaînent et que je peux faire des films, je serai très content.



Propos recueillis par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir. Cannes, 14 mai 2019.



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