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THOMAS SALVADOR | Interview

C’EST UN HOMME QUI PREND SON TEMPS. VOILÀ 20 ANS QU’IL FAIT DU CINÉMA, MAIS LA MONTAGNE EST SEULEMENT SON DEUXIÈME LONG MÉTRAGE APRÈS LE TRÈS REMARQUÉ VINCENT N’A PAS D’ÉCAILLES. INFLUENCÉS PAR SES PERSONNAGES TACITURNES, ON S’ATTENDAIT À UNE PAROLE RARE. BIEN AU CONTRAIRE, LE CINÉASTE SE RÉVÈLE D’EMBLÉE VOLUBILE ET GÉNÉREUX, VISIBLEMENT TRÈS HEUREUX DES PREMIERS RETOURS QUE SON FILM SUSCITE. PROPOS D’UN ATHLÈTE ARTISAN RECUEILLIS EN SEPTEMBRE DERNIER À MONTÉLIMAR PENDANT LE FESTIVAL DE L’ÉCRIT À L’ÉCRAN.

La Montagne est votre deuxième long métrage, auparavant vous avez réalisé plusieurs courts, à partir de quand vous êtes-vous senti cinéaste ?

Thomas Salvador : À partir du premier long. Avant, quand on me demandait mon métier, je disais que j’enseignais et que je faisais un peu des films. Le long ça change tout, c’est un film qui est visible ailleurs qu’en festival, pour lequel on paye.

Vous faites un cinéma de l’économie, est-ce un choix esthétique, politique ou les deux ?

C’est un choix sans en être un. On a jamais trop d’argent sur un film même si je pense qu’il y a des films qui en ont beaucoup trop, je ne citerai pas de noms. Mes films sont économes narrativement mais compliqués techniquement. Être en montagne avec des effets spéciaux, ça coûte tout de suite cher. Je trouve qu’on devrait faire les choses sans démesure. Si on travaille bien, le cinéma permet d’exprimer beaucoup de choses, y compris des choses complexes, avec peu. Le pari que je prends avec mes films, c’est de créer de l’empathie envers le personnage sans forcément en savoir beaucoup sur lui, d’où il vient, ce qu’il pense… Au fil des présentations de La Montagne, je découvre un degré d’empathie hyper fort, c’est une belle surprise.

Je fais un cinéma qui laisse de la place au spectateur. Le film fait son chemin vers le spectateur autant que le spectateur inscrit son parcours dans le film.

C’était sans doute un sentiment plus naturel dans Vincent n’a pas d’écailles, le personnage étant, d’une certaine manière, victime. Il semble que vous travaillez, entre les deux films, le thème de la fuite à front renversé. Dans Vincent, c’est une poursuite policière, dans La Montagne, il s’agit d’une fuite volontaire.

Je n’y avais pas pensé. Il y a des thèmes proches dans les deux films mais ce qui les distingue c’est que Vincent est un personnage singulier, qui cherche à se normaliser, à apprendre à vivre avec son particularisme. Au contraire, dans La Montagne, Pierre est quelqu’un de «normal» qui va chercher sa singularité. Mais on arrive au même constat, les trajectoires se croisent.

La Montagne

Ici à Montélimar, le film est inclus dans un programme intitulé Éloge de l’incertitude, il me semble que c’est davantage encore un éloge de la disponibilité ?

Complètement. L’incertitude existe aussi mais pas comme une source d’angoisse ou de stress. Pierre accepte qu’elle existe et cherche à composer avec. Il se pose la question de son désir. Il fait l’expérience d’une nécessité et réapprend à regarder, sans être contraint par une temporalité imposée.

Si on prend le temps de regarder, on se donne l’opportunité de voir ce que personne d’autre n’a vu. C’est ce qui arrive à Pierre.

Et au spectateur j’espère ! Il est prêt à voir ce qui est lié au fantastique parce que sa trajectoire le conduit à ça. Peut-être qu’on ne sait plus voir ce que lui voit.

Vous avez complètement écarté le thème de la peur, ça ne vous intéresse pas ?

Non, pas dans ce film. C’est l’histoire de quelqu’un qui part à la découverte. De lui, du monde, du vivant. Dans la dimension fantastique, je me suis surpris à jouer de façon «neutre», et mon chef opérateur s’étonnait que je ne réagisse pas plus. C’était instinctif mais je pense que ça renforce la dimension de l’évidence et la nécessite pour le personnage de vivre cette aventure. Il n’a pas peur non plus en grimpant parce qu’il se fout de mourir, il a évacué cette question. Sa disponibilité est totale, y compris pour la mort, peut-être… Dans le registre de la peur, on sent davantage de réticence ou de défiance, pendant le repas familial.Là il est complètement sur ses gardes. Il y a plus de frictions avec la famille qu’avec la montagne et le granit qui est pourtant une roche très abrasive.

La Montagne

Comment avez-vous travaillé avec Chloé Thévenin pour trouver une couleur musicale ?

On a cherché, on voulait que la musique parle du personnage, et pas des situations. Elle devait renforcer l’état d’esprit de Pierre, faire ressentir l’appel de la montagne, sans grandiosité, sans angoisse. On cherchait aussi à traduire le bien être avec une tension sous-jacente. Ni plénitude, ni danger.

Vous filmez littéralement des expressions comme « descendre du train », « prendre de la hauteur », vous en aviez conscience au moment de l’écriture ?

La tête dans les nuages aussi. Non pas particulièrement, «descendre du train», je n’y ai pas pensé mais c’est juste. Le cinéma fantastique permet de prendre en charge une part de la psychologie du personnage. Moi je suis très pudique et j’adore le mystère. Je fais un cinéma qui laisse de la place au spectateur. Le film fait son chemin vers le spectateur autant que le spectateur inscrit son parcours dans le film. Ça rejoint la question de l’économie dont on parlait tout à l’heure. Souvent ressentir suffit, sans éprouver le besoin de verbaliser.

Le film décrit un mouvement vers la montagne qui va de l’approche à la fusion, au risque de la pétrification.

Il y a d’abord l’éloignement puis la rencontre avec l’altérité, une forme de vie primitive ou originelle. Lui est prêt a aller très loin, plus grand-chose ne le retient. En effet il avance vers la montagne jusqu’à s’y confondre et se minéraliser.

Le film a été écrit avant la pandémie ?

Oui, et tourné après le premier confinement.

C’est drôle parce que l’idée de transmission, de viralité, est dans le film

Oui mais c’est une viralité positive. La question de la transmission était importante pour moi. Je ne voulais en aucun cas que l’aventure du personnage soit une parenthèse ou une bulle. Encore une fois c’est le fantastique qui permet de montrer sans psychologiser et aussi d’introduire une forme de magie dans l’histoire d’amour. Je voulais une fin optimiste. Il a vécu quelque chose qui l’a changé et ce changement peut, pourquoi pas, prendre une autre échelle.

La Montagne

La scène au coeur de la matière est assez clairement une métaphore de re-naissance, de nouvelle mise au monde.

C’est ce qu’on me dit dans les débats mais je n’y avais pas du tout pensé. J’écris de manière très instinctive et surtout très concrète. Je pense aux effets spéciaux, à la fabrication, comment faire exister le fantastique. Je me garde bien de penser, pendant l’écriture, aux dimensions philosophiques, métaphysiques ou spirituelles. Je ne veux surtout pas anticiper le chemin que fera le spectateur. En voyant les rushes, quand Pierre sort de la glace, je me suis quand même dit que ça ressemblait à un accouchement. Tout ça est instinctif mais c’est clair qu’il s’agit d’une histoire de renaissance, mais je ne l’ai jamais formulé, ni dans la note d’intention, ni en travaillant avec Naïla Guiguet, ma co-scénariste.

Mes films vont à l’encontre d’une espèce d’injonction à l’efficacité.

Vous allez devenir un spécialiste des scènes de sensualité originales. Est-ce que c’est votre côté pudique qui vous pousse dans cette direction ?

7 ans après la sortie de Vincent n’a pas d’écailles, la scène dont tout le monde me parle encore, c’est «la caresse la plus longue du monde». Je trouve ça génial. Il y a des cinéastes qui filment les scènes d’amour super bien mais c’est un peu une figure imposée. Là, on ne voit rien du tout mais plein de gens m’ont dit que la scène est hyper sensuelle. Tant mieux !

Le personnage de Léa est joué par Louise Bourgoin, la première fois qu’elle apparaît dans le film, on la croirait tout droit sortie de la série Hippocrate, avec son chignon et sa blouse blanche (qui est en réalité un tablier). Vous avez vu la série ?

Oui bien sûr, et elle est magnifique dedans. Louise a été une évidence pour moi au moment du casting mais cette évidence a probablement été nourrie par Hippocrate. J’aime son jeu concret, sa manière d’incarner ses personnages. Elle ne cherche pas à faire semblant, elle est là et on y croit à fond. Elle apporte quelque chose d’un hors-champ très fort.

La Montagne

Est-ce que dans votre démarche de cinéaste, il y a l’ambition de remettre la marge au centre ?

Je trouve l’idée très belle mais ce serait complètement inconscient. Je ne réfléchis pas du tout à mon positionnement en tant que cinéaste. Je fais ce qui me semble juste de faire. On me dit que mes films ne sont pas très éloignés d’un cinéma expérimental alors je suis content qu’ils soient vus et appréciés pour ce qu’ils sont. Mes films vont à l’encontre d’une espèce d’injonction à l’efficacité. Dans La Montagne, Pierre réapprend son propre rapport au temps, ce serait une erreur de vouloir aller vite de peur que les spectateurs s’ennuient. Moi je veux bien prendre ce risque, de manière générale j’aime les films qui prennent des risques, y compris celui de rater.

Vous travaillez une forme de fantastique anti-spectaculaire, comme on peut le retrouver, dans le cinéma français chez Léa Mysius ou Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard. Vous vous sentez proche de ces gens-là ?

Ce sont des approches très différentes. Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard sont proches de l’art contemporain. Avec Léa Mysius, on peut avoir en commun, comme vous le disiez, d’essayer de mettre la marge au centre, d’apporter quelque chose de l’ordre de la recherche dans des circuits de distribution classiques. Les cinéastes que j’adore ce sont ceux qui introduisent de l’expérimentation dans la fiction devant laquelle on peut manger des pop-corn. Comme David Cronenberg. La Mouche, c’est un de mes films préférés, je l’ai vu à 14 ans en VF et en mangeant des pop-corn. Après je l’ai revu en VO, sans pop-corn. C’est un exemple magnifique de ce que devrait ou pourrait être le cinéma, une grande croyance dans le capacité du spectateur à recevoir les choses. C’est généreux tout en étant hyper exigeant.

Le corps est très important dans vos films qui forment aussi, depuis vos courts-métrages, un feuilleton de votre propre vieillissement à l’écran. Est-ce que cette évolution vous intéresse ?

Comme je mets du temps à faire mes films, c’est sûr qu’on peut me retrouver un peu changé, avec plein de cheveux blancs (rires). J’adore le cinéma burlesque, le langage des corps pour dire comment on trouve sa place dans la société. Je confronte mon corps aux éléments, l’eau dans Vincent n’a pas d’écailles, la montagne aujourd’hui, ça permet de dire des choses très en profondeur sans avoir à les formuler, d’une manière sensible, absolument pas intellectuelle.

Faudra t-il attendre sept ans pour votre prochain film ?

Je ne sais pas, il n’est pas écrit mais j’y pense. Et je peux vous dire que je danserai dedans.


Propos recueillis par François-Xavier Thuaud pour Le Bleu du Miroir

Remerciements : Thomas Salvador, Amandine Marécalle
Crédits photo portrait : Valentina Claret / Hans Lucas