SHIH-CHING TSOU | Interview
Après avoir co-réalisé Take Out avec Sean Baker en 2003, Shih-Ching Tsou signe enfin son premier long-métrage en solo, Left-handed girl. Présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, ce film intime et vibrant replonge dans son Taïwan natal, au cœur des marchés de nuit de Taipei. Inspirée par une anecdote personnelle vieille de vingt ans, la cinéaste y explore les traces laissées par les traditions patriarcales, les silences imposés aux femmes, et la manière dont une simple superstition peut bouleverser toute une vie. Rencontre avec la réalisatrice lors de son passage à Paris, à quelques jours de la sortie du film en France.
Votre film marque votre premier long-métrage en solo. Après Take Out, co-réalisé il y a plus de vingt ans, vous êtes retournée à Taïwan pour ce projet très personnel. Qu’est-ce qui vous a poussée à raconter cette histoire aujourd’hui ?
Shih-Ching Tsou : Cette histoire est restée en moi plus de vingt ans. Tout est parti d’une remarque de mon grand-père, quand j’étais au lycée. Il m’a vue utiliser un couteau de la main gauche et m’a dit : « N’utilise pas ta main gauche, c’est la main du diable. » Cela m’a profondément marquée. J’avais déjà été corrigée très jeune, à la maternelle, mais cette phrase m’a donné le sentiment qu’il y avait quelque chose de honteux en moi.
En 1999, j’en ai parlé à Sean Baker. Il a trouvé l’idée singulière, digne d’un film. Nous avons même tourné un teaser à Taïwan en 2001, mais le projet était trop ambitieux. Nous sommes finalement revenus à New York et avons réalisé Take Out en 2003.
Votre film s’ancre dans les marchés de nuit de Taipei. Pourquoi ce lieu était-il si important pour vous ?
SCT : Le marché de nuit est un personnage à part entière. C’est un symbole fort de Taïwan : les gens y vont pour manger, acheter, socialiser. Pour moi, qui suis née et ai grandi là-bas, il était essentiel de filmer dans un vrai marché, pas sur un décor.

Tourner dans ces conditions réelles a dû être compliqué.
SCT : Beaucoup de producteurs me disaient qu’il était impossible de tourner dans un marché de nuit, qu’il fallait tout recréer en studio. Mais ce n’est pas ma manière de faire. Nous avons choisi une petite équipe et une caméra discrète, pour nous immerger dans la vie réelle.
Votre film aborde aussi les traditions patriarcales et les inégalités de genre. Comment avez-vous choisi de les traiter ?
SCT : J’ai simplement montré ce que j’ai vécu et ce que j’observe encore autour de moi. Malgré les changements de société, beaucoup de choses perdurent : la préférence pour les fils, par exemple, qui héritent encore souvent des biens familiaux.
Dans certains pays d’Asie, il faut parfois composer avec la censure pour parler des droits des femmes. Était-ce plus simple pour vous, grâce au soutien de partenaires américains indépendants ?
SCT : En réalité, le film a été financé par le ministère taïwanais de la Culture et la Commission du film de Taipei. Nous représentons même Taïwan aux Oscars, dans la catégorie « film international ». Mais à Taïwan, nous n’avons pas ce type de censure : nous sommes libres de raconter ce que nous voulons.
Est-ce que vous pensez que ce sera plus compliqué de produire aujourd’hui aux États-Unis, avec les discours conservateurs sur le genre, ou au contraire plus important que jamais ?
SCT : Oui, il y a des inquiétudes, mais à vrai dire, nous n’en parlons pas tant que ça entre réalisateurs. Les déclarations de Trump sur les films étrangers n’ont aucun sens. Il dit beaucoup de choses sans fondement. Donc, à court terme, cela ne nous inquiète pas vraiment.
La mise en scène épouse les tensions quotidiennes des personnages, avec une caméra proche, parfois fébrile. Comment avez-vous trouvé cette approche ?
SCT : En 2010, lorsque nous sommes retournés écrire le scénario, nous avons découvert un marché et rencontré une fillette de cinq ans, dont la mère tenait un stand. Elle nous a fascinés, et nous l’avons filmée dans une bande-annonce. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de tourner le film dans ce lieu précis, pour en restituer les couleurs, les sons, les odeurs.

Comparé au style de Sean Baker, votre film ménage davantage de silences et de pauses. Était-ce un choix délibéré ?
SCT : Cela vient de mon expérience. En grandissant à Taïwan, en tant que fille, on m’imposait le silence : ne pas poser de questions, ne pas exprimer ses émotions. Beaucoup de femmes intériorisent tout. Je voulais rendre cela à l’écran, notamment à travers le personnage de la sœur aînée, rebelle mais enfermée dans le silence.
La main gauche de la petite Yijing devient un symbole central. Pourquoi était-ce si important ?
SCT : Parce qu’un détail apparemment anodin peut bouleverser une vie. Depuis les projections, de nombreux spectateurs m’ont raconté leurs histoires de gauchers, venus de cultures très différentes. Ce tabou est universel. Je voulais montrer comment une simple phrase, dite à un enfant, peut le marquer à vie et façonner son rapport au monde.
La séquence finale de l’anniversaire est d’une intensité remarquable. Comment l’avez-vous conçue ?
SCT : Ce fut très difficile : j’étais seule sur le plateau, sans Sean ni mes producteurs, à cause de la pandémie. Pour restituer l’authenticité de cette scène de banquet, nous avons filmé avec quatre ou cinq caméras simultanément, afin de capter l’action principale et toutes les réactions autour. La tension physique du tournage reflétait presque celle de la scène.
Maintenant que vous avez signé ce premier film en solo, vous projetez-vous à Taïwan, aux États-Unis, ou ailleurs ?
SCT : J’ai des idées dans plusieurs pays. J’aimerais explorer différentes cultures, entrer dans les communautés, raconter leurs histoires. Donner une voix à ceux qui ne peuvent pas s’exprimer : c’est cela qui me motive.






