still_rebecca-marder-montélimar

REBECCA MARDER | Interview

Présenté en avant-première française au festival De l’écrit à l’écran de Montélimar, après avoir reçu un bel accueil à la Mostra de Venise, L’Étranger de François Ozon revisite le chef-d’œuvre d’Albert Camus dans un noir et blanc épuré. Aux côtés de Benjamin Voisin en Meursault, Rebecca Marder incarne Marie Cardona, figure féminine à la fois charnelle et moderne, que le cinéaste a replacée au cœur du récit. Rencontre avec une comédienne très appréciée de la rédaction, qui revient sur ce rôle emblématique, sa collaboration avec François Ozon, son rapport au roman, son parcours du théâtre vers le cinéma et ses projets à venir.

Avant cette avant-première française ici à Montélimar, vous avez présenté L’étranger à la Mostra de Venise début septembre. Comment l’avez-vous vécue ?

Rebecca Marder : Déjà Venise, c’est un endroit magnifique. J’étais dans un état de sidération. C’était très fort. Au moment du générique, on sentait un mélange de gravité et de soulagement, une sorte de « ouf, ce n’est pas raté ». Ce roman avait la réputation d’être inadaptable, mais les spectateurs semblaient heureux.

Au-delà de la portée philosophique, ce qui saisit aussi, c’est le travail de la photographie, la texture visuelle…

Et en même temps, ça reste pur et beau, comme dans le roman, avec ce vide qui nous laisse en suspens.

J’ai dû m’inventer une partie du personnage, mais je savais que François ne laisserait jamais un personnage féminin être seulement l’évanescente amoureuse à sens unique.

Comment êtes-vous arrivée sur ce projet et comment vous a-t-il présenté votre rôle ? Surtout que votre personnage dans le livre est assez peu développé.

Oui, c’est vrai. Quand je parlais avec des lecteurs ou des gens du milieu littéraire, ils me disaient : « Il y a un personnage féminin dans L’Étranger ? » Et c’est vrai, mais François m’a offert le privilège de jouer une Marie Cardona plus étoffée. J’étais très heureuse et excitée. J’ai relu le roman, que j’avais lu adolescente. J’avais gardé un souvenir sensoriel, mystérieux, et même si je n’avais pas tout compris à l’époque, c’était un chef-d’œuvre.

Marie est décrite par sa physicalité, un peu comme une figure de l’amour et de la femme. J’ai dû m’inventer une partie du personnage, mais je savais que François ne laisserait jamais un personnage féminin être seulement l’évanescente amoureuse à sens unique. Je l’ai imaginée comme très moderne pour son époque. Elle se donne hors mariage et vit ses moments charnels avec Meursault pleinement. Elle est sincère et ressent le plaisir.

François la voit aussi comme la garante de l’empathie : par exemple, dans la scène qu’il a ajoutée avec Jamila, la sœur de l’Arabe, elles montrent que peut-être les femmes pourraient faire la paix plus facilement que les hommes.

Rebecca Marder dans L'étranger

Marie devient un personnage central et puissant.

À chaque scène avec Meursault, elle lui demande s’il l’aime, et il répond dans le vague. Cela m’a touchée parce que beaucoup ont vécu des histoires d’amour à sens unique. Je préfère être celui ou celle qui aime, il ou elle a plus de chance, même dans la souffrance. Et Marie a cette force-là.

Et le personnage de Camus, c’est celui dans lequel se projetait l’auteur d’après les spécialistes. Camus n’était pas religieux. C’était un auteur laïque, mais il avait quand même foi en l’amour. De ces rares choses qui lui font trouver du sens. L’amour, et révolte. Je pense que Marie est décrite comme ça. Elle est la flamme du désir, elle est la lumière, le soleil, dans le livre.

Finalement, les hommes qui sont dépeints dans L’étranger, que ce soit le voisin qui bat sa femme, celui qui bat son chien, les avocats complètement miteux… Meursault, il est beau et, au moins, il est assez honnête. Je crois qu’il l’intrigue parce qu’il est tellement sincère et il va peut-être avoir cette opportunité de vivre à Paris, de travailler à Paris. En préparant le rôle, je me suis dit aussi qu’elle voulait peut-être tant se marier parce que, pour l’époque, le mariage, c’est aussi une promesse d’émancipation et d’un ailleurs. Elle lui dit qu’elle aimerait découvrir Paris, il l’emmène au cinéma. Je me suis dit, en fait, peut-être qu’on est obligée de se marier pour pouvoir accéder à une autre vie.

Lors du procès, elle devient à son tour une victime collatérale du crime, parce qu’elle voit son bonheur et ses rêves, ses espoirs d’ailleurs, partir en fumée. Et je trouve ça beau aussi. Il y a une phrase qui me l’a rendue forte également, c’est qu’à la fin au procès, justement, Meursault (le narrateur) explique qu’il a mis du temps à comprendre ceux qui l’arrêtaient puis son avocat, car ils ne cessaient de l’appeler « sa maîtresse », alors que pour lui, elle était simplement Marie. Je trouve ça fort, parce que ça montre qu’il la considère comme une personne à part entière et pas juste pour un individu.

Vous retrouvez François Ozon et son équipe fidèle, dans un contexte de film pas forcément facile à monter et financer.

Oui, ça donne de l’espoir pour le cinéma. François est un artisan qui sait embarquer tout le monde. Même si le film est en noir et blanc pour des raisons artistiques et économiques, cela a permis de se concentrer sur l’essentiel. Sur le plateau, il y avait une vraie pression, car chacun a sa propre lecture de ce roman, mais il a su donner un point de vue fidèle et osé, tout en restant humble.

Ici, au festival De l’écrit à l’écran, l’adage « adapter, c’est trahir » est d’autant plus de circonstances. C’est intéressant de voir comment vous participez à cette continuité et à cette relecture moderne.

L’Étranger reste intemporel et universel, malgré le contexte historique et colonial de l’époque. Le roman est si cru, si violent dans son écriture, et le cynisme qui l’accompagne résonne encore aujourd’hui. Travailler dessus pendant un mois et demi de tournage, vivre avec la philosophie de l’absurde, c’était une chance incroyable.

Êtes-vous consciente que vous allez incarner « la » Marie de beaucoup de collégiens et lycéens dans les années à venir ?

Incroyable… C’est un honneur immense. Même si c’est une pression, c’est un rôle magnifique et le film est fort. J’ai hâte de voir la réaction du public scolaire.

Vous avez une carrière très variée. Qu’est-ce qui vous attire dans un rôle, un projet, qu’est-ce qui déclenche en vous l’envie ?

C’est souvent le scénario. Je cherche des projets qui me déconfinent, qui m’emmènent ailleurs. J’ai passé tellement de castings pendant des années, ça fait 20 ans que j’ai commencé ce métier. Depuis quatre ans, les projets viennent à moi, j’ai le luxe de choisir. Même si on me faisait remarquer que ça faisait 4 films que je jouais une femme qui avait fait Sciences Po. Je vais finir par avoir un diplôme ! (rires) J’étais avocate chez François, chez Sylvain Descloux aussi avant de m’aventurer dans la politique. Avant ça, il y a eu Simone Veil.

Avec Sandrine Kiberlain, c’était une étudiante aussi, mais de théâtre.

Mais c’est aussi une femme qui prend son destin en main, malgré la situation et le drame historique, ambiant. Enfin, l’histoire avec un gros H. François m’a donc offert une expérience unique ici, en incarnant un rôle plus physique, charnel, tout en restant fidèle au roman. C’est un vrai privilège. Marie m’a permis de découvrir une dimension plus « amoureuse, féminine » que je n’avais pas expérimentée.

François Ozon ne propose pas de personnage de « potiche »…

(Elle sourit) Non, c’est clair ! Mais il m’a offert cette chance-là, sur ce film, d’être plus « un corps ». C’est très bizarre comme phrase, « m’offrir un corps ». Elle a été décrite par sa physicalité. Il y a des scènes charnelles que moi, je n’avais jamais expérimentées. Pas à ce point-là. Je m’arrangeais toujours pour contourner cet élément, en étant filmée de dos, en ombre chinoise, derrière une vitre. Et là, c’est la première fois que je faisais autant confiance. Parce que ce sont deux scènes qui sont dans le roman, mais qui sont nécessaires aussi au récit. Et j’étais heureuse, en fait, de me voir. D’avoir un rôle plus d’amoureuse, de femme dans le sens corporel. Jusqu’à maintenant, j’ai surtout eu la chance de jouer des femmes fortes ou engagées.

Cette année représente une sorte de bascule dans votre carrière ?

Cette année, j’ai tourné ce film avec François et une série, Les lionnes, une comédie avec des personnages totalement différents, ce qui m’a fait du bien car c’est aux antipodes de tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Je joue une fille du Sud qui est hôtesse d’accueil dans une banque, qui a deux gosses, et qui convainc toute sa bande de copines de braquer sa propre banque. Son mec est en prison. Et elles se mettent à semer la terreur dans le Sud. J’aime le fait de pouvoir vraiment m’aventurer dans la comédie, avec une bande de filles. Même s’il y avait Jonathan Cohen et François Damiens aussi.

Jusqu’à maintenant, j’ai eu la chance de jouer des femmes fortes ou engagées, mais ici, François m’a offert la possibilité d’être plus charnelle…

Vous avez cette possibilité d’aller revenir entre différents médiums et différents formats. Avez-vous envie de revenir vers le théâtre ?

Je l’ai fait cet été, c’était un peu inouï. J’ai démissionné il y a trois ans (de la Comédie Française). Ils m’ont rappelé pour reprendre une pièce que j’avais jouée six ans auparavant. Tout l’été, j’étais en tournée. C’était très drôle avec ce spectacle sur Gainsbourg. Comme un retour dans la matrice. Le théâtre, ce sont mes fondations, une de mes premières passions. J’espère évidemment que je pourrai en refaire. C’est juste que, comme je m’étais un peu échappée de ce cloître, qui a duré sept ans quand même, pour tourner des films, se remettre sur un projet de théâtre n’est pas un engagement à prendre à la légère car il y a une tournée, souvent c’est deux ans de votre vie, donc c’est compliqué.

Et j’ai un projet de musique avec Sébastien Wolf, qui est le guitariste et compositeur des Feu Chatterton. Il compose la musique, moi j’écris le texte… Mais bon, j’en parle et puis rien ne sort… Je n’ai pas envie de porter la poisse. Depuis deux ans, on se retrouve en studio quand on est disponibles. Mais ils étaient sur leur tournée avec leur nouvel album, donc ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. On s’est dit qu’on se revoit en novembre.


Entretien réalisé lors du 14e festival De l’écrit à l’écran de Montélimar


Remerciements : Julien Vivet & Rachel Bouillon – Crédits photos © Xavier Bouvier