Dominique FISCHBACH portrait – Crédit Yves Osmu

DOMINIQUE FISCHBACH ET MANON ALTAZIN | Interview

À l’occasion de la sortie du nouveau documentaire de Dominique Fischbach, Elle entend pas la moto, la réalisatrice ainsi que Manon Altazin, figure principale du film, ont répondu à nos questions sur le long-métrage, mais aussi sur les enjeux que celui-ci porte au-delà de l’écran. 

Comment définiriez-vous votre relation ? La notion de duo entre actrice et réalisatrice semble peu appropriée pour expliquer ce qui vous lie.

Manon Altazin : On s’est rencontrées il y a 25 ans, Dominique n’a jamais été intrusive, elle nous a toujours fait participer pleinement à ses films. Elle a toujours laissé suffisamment d’espace et de choix pour que nous ne nous sentions pas mal à l’aise. Dominique a constamment tenu mes parents au courant de ses avancées et ils ont eu leur mot à dire, si nous ne voulions pas continuer ce parcours, nous n’aurions eu qu’à le dire. Aujourd’hui, on continue ensemble parce que nous avons toujours eu le choix, sans compter que Dominique est devenue une personne de confiance et son approche du cinéma direct a toujours été très respectueuse. 

Dominique Fischbach : Manon m’a frappée tout de suite quand je l’ai rencontrée. Non pas à cause de sa surdité, mais justement grâce à tout ce qui composait sa personnalité. C’était une petite fille  drôle, dynamique, avec du peps et une joie continue, elle est tout ce que j’adorais chez une jeune fille de son âge et j’ai tout de suite eu envie de la suivre avec une caméra. Aujourd’hui, ça fait 25 ans et c’était assurément une bonne idée. Je gère la réalisation, mais nous faisons vraiment les films ensemble.

La particularité de Elle entend pas la moto, c’est avant tout d’être le résultat d’un immense investissement temporel. Votre rencontre date d’il y a 25 ans, c’est un temps long au sein duquel peut naître nombre d’idées ; comment saviez-vous ce que vous souhaitiez ressortir de cette famille dans vos films ? 

D.F : Je n’ai pas pensé le long-métrage dès le départ, c’est une œuvre qui s’est construite petit à petit. J’ai ciblé certains moments forts ou qui me paraissaient avoir un enjeu dramatique et l’œuvre s’est construite au fur et à mesure. Le tout, c’était d’attendre le bon moment pour avoir une matière suffisamment dense et intéressante. C’est un ensemble de facteurs qui ont finalement modelé le résultat final. Je ne voulais pas suivre plusieurs familles et faire un documentaire avec des interventions « à la chaîne », le quotidien d’une seule me semblait préférable.

Dès l’école et l’entrée au collège, beaucoup d’enfants sont déjà aux faits des questions d’inclusion, qui ne concernent pas que la surdité.

Était-ce particulièrement important que ce soit ce film qui paraisse au cinéma plutôt qu’une autre de vos œuvres ? 

D.F : Le cinéma est un lieu fédérateur, le fait que les gens s’y mélangent, valides, malentendants, malvoyants et toutes ces personnes avec des différences, c’est un accomplissement qui accompagne le film. Créer ce moment, c’est déjà transmettre une certaine tolérance au public. On a tout chez soi maintenant, le cinéma reste l’un des derniers endroits où on peut se réunir véritablement ensemble, dans une même pièce. Il y a des chances que le film puisse ainsi toucher à l’intelligence émotionnelle des spectateurs, c’est un aspect important. 

Le film parle évidemment de surdité, sans jamais la cantonner à une faiblesse ou une force. On vit avec et on doit faire face à un système qui ne pense pas forcément à la chronicité que cela implique, y a t-il un espoir de votre part pour que de nouveaux discours autour de la prise en charge de la surdité émergent à l’aide de ce documentaire ? 

D.F : Le film est un « mille-feuilles » avec plusieurs portes d’entrées, la surdité et les combats qui l’entourent en est évidemment une. J’ai bon espoir de sensibiliser le public face à cette différence encore mal acceptée. Je présente aussi le film devant des classes, et je constate que dès le CM2, la sixième, beaucoup sont déjà aux faits des questions d’inclusion, qui ne concernent pas que la surdité. 

M. A: [Elle désigne les vêtements que nous portons tous les trois]. Aujourd’hui on porte tous les trois des couleurs différentes, je porte du rouge, Dominique du noir et vous du rose, on est en visio et pourtant tout se passe bien ! La différence est partout et personne n’est pareil, tant mieux ! Je prends souvent l’exemple de la différence entre égalité et équité, l’égalité c’est lorsqu’on donne les mêmes chances à tout le monde sans prendre en compte les différences inhérentes à chacun, tandis que l’équité implique de mettre tout le monde au même niveau dès le départ 

Le film montre d’ailleurs merveilleusement bien cette pluralité des individus, on assimile très vite la cohésion de cette famille tout en comprenant que chacun·e a ses opinions, sa manière de vivre le deuil et d’exprimer ses émotions. 

D.F : Oui ! C’est ce qui ressort de la famille de Manon : on peut être ensemble sans forcément se ressembler. C’est ce que nous faisons tous les jours quelque part. 

Sur les images d’archives, les avez-vous supervisées d’une quelconque manière ou sont-elles seulement issues de ce que la famille a filmé toutes ces années durant ? Au point d’être inspirantes pour le documentaire en lui-même ? 

M. A: Ma mère (Sylvie) filmait beaucoup et ce depuis que nous étions très jeunes. Un jour, on est retombées sur tous ces enregistrements, qu’on ne pouvait plus lire puisqu’ils étaient sur de vieilles cassettes ! J’ai donné tout ceci à Dominique et je lui ai dit de prendre ce qu’elle souhaitait. 

D.F : Il y avait environ 80h d’archives familiales, je les ai épluchées et en ai ressorti ce qui me paraissait approprié. J’ai découvert de véritables pépites, Sylvie est une très bonne cadreuse et certains passages paraissaient étonnamment cinématographiques. Les extraits se sont naturellement incrustés dans le reste du film, permettant aussi de montrer le passage du temps. 

Manon Altazin

Manon Altazin © Reality Films / Epicentre Films

Quel effet ça a eu sur vous, Manon, de revoir ces extraits de votre jeunesse en parallèle avec votre vie actuelle ? 

M. A : C’était un moment d’émotion fort, pour ma sœur, mes parents et moi. (Re)découvrir tout ça maintenant et dans un véritable film, ça fait forcément quelque chose. Je me suis (re)découverte aussi quelque part, en me revoyant petite, j’ai constaté que j’avais déjà du caractère et que je me battais déjà beaucoup à l’époque. On remarque qu’on ne change pas tant, finalement ! 

En France, les gens ont peur du handicap, ils ne voient que ça et pensent tout de suite à quelqu’un en totale incapacité, mais personne ne se limite à ça.

Le film force à penser aux absent·e·s, à l’absence en général, qu’il s’agisse de Maxime ou Barbara. Pourtant personne n’est laissé à l’écart de la caméra… 

D.F : Tout le monde a sa place dans Elle entend pas la moto. Certes, Maxime n’est physiquement plus là mais plusieurs éléments l’incluent, le bruit subtil des grillons autour du chalet de plus en plus omniprésent, les jouets dans la maison d’enfant qui portent le nom de Maxime et Barbara. Le deuil de Barbara était encore trop vif pour qu’elle accepte de participer au tournage, mais ça ne l’empêche pas de faire partie intégrante de l’aventure. Ils sont dans les images d’archives familiales, mais ils ont aussi une présence tout au long du film, pas seulement dans le passé. Les autres parlent d’eux, ils sont évoqués à plusieurs moments, on ne les oublie jamais.

M. A : Barbara nous a d’ailleurs toujours donné beaucoup de son temps, c’est son deuil qui l’a empêchée de venir, mais elle ne renie pas du tout le film. Au contraire, elle s’est complètement appropriée l’œuvre et présente même des avants-premières dans sa région, cela lui tenait beaucoup à cœur. Aujourd’hui, elle est orthophoniste – sûrement pas pour rien – et elle est ravie que ce film existe même si elle souhaite préserver sa vie privée sur certains aspects. Mais elle n’oublie jamais sa famille et ce que nous avons vécu.

Une séquence particulièrement forte, c’est lorsque Manon évoque une invitation chez une amie d’enfance, elle se fait alors chasser du fait de sa surdité. La scène paraît particulièrement cruelle à imaginer. Où en est-on aujourd’hui de cette vision de la personne “sourde”, cette peur de “l’inconnu” existe-t-elle encore dans votre quotidien ? 

M. A : Pour tout dire, il y a encore peu, quand j’étais en études supérieures en Belgique, je me souviens avoir eu affaire à un tel cas de discrimination. Je cherchais une chambre où me loger et une amie m’avait proposé d’aller en visiter une qu’elle savait bientôt libre. Arrivée là-bas, la femme qui s’occupait de la résidence m’a regardé et a dit : « Ah c’est vous la sourde. Non, ça ne va pas être possible ». Encore aujourd’hui, j’ai du mal à y croire et mon amie de l’époque était terriblement désolée pour cette expérience. Cette discrimination est loin d’avoir disparu et nous avons encore des progrès à faire. En France, les gens ont peur du handicap, ils ne voient que ça et pensent tout de suite à quelqu’un en totale incapacité, mais encore une fois personne ne se limite à ça. 

D.F : Je pense que nous avons une approche qui fonctionne par jugements et a priori, on juge tout de suite l’autre à peine rencontré. C’est sûrement de ce côté-là qu’il faut que nous évoluons. Lors des avant-premières, des personnes sourdes et malentendantes s’identifient beaucoup à ce que dit Manon et ont eu des expériences similaires. J’espère vraiment que le film sensibilisera sur ces causes. 

À l’avenir, vous voyez encore des choses à raconter ensemble ? Manon semble être d’une polyvalence incroyable, Elle entend pas la moto pourrait-il marquer une nouvelle étape dans la manière dont vous collaborez ? 

D.F : On est encore très concentrées sur ce film-ci, il faut qu’on prépare sa sortie pour le 10 décembre, qu’on gère les présentations et les avant-premières. On souhaite avant tout que ce film-ci trouve son audience afin de rester quelques semaines en salles et que le bouche-à-oreille – ou bouche-à-signe – fonctionne. J’ai plein d’idées car c’est comme ça que je fonctionne, mais il est probablement trop tôt pour se projeter. En tout cas, l’envie est là. 


Remerciements : Sophie Bataille pour la mise en place de cet entretien en visio-conférence à l’aide d’un interprète en LSF.  © photo Dominique Fischbach par Yves Osmu