THE PHOENICIAN SCHEME
L’histoire d’une famille et d’une entreprise familiale, celle du magnat Anatole « Zsa-zsa » Korda, l’un des hommes les plus riches d’Europe, de sa fille, la nonne Sœur Liesl et de leur tuteur, Bjorn Lund.
Critique du film
L’intrigue de The Phoenician Scheme est, comme souvent, simple en apparence : un riche homme d’affaires quasi immortel se doit de négocier avec ses partenaires financiers pour assurer la pérennité du projet de sa vie. Se dessine alors un voyage familial, amical, amoureux pour ne pas courir à la faillite. Le dernier film de Wes Anderson n’est pas une révolution pour le réalisateur, un constat qui ne donne pas pour autant raison aux quelques détracteurs du cinéaste clamant sa manie à se répéter encore et encore. The Phoenician Scheme est un pur Wes Anderson qui a pourtant su s’émanciper de ses prédécesseurs sans ôter la patte artistique que le réalisateur et scénariste texan a mis des années à perfectionner. La formule n’a pas tellement changé, elle respire cela dit davantage qu’auparavant, surtout en comparaison de sa récente lettre d’amour à la France (The French Dispatch), qui avait perdu plus d’un spectateur en raison de sa structure hyperactive et sa volonté assumée de ne pas s’attarder sur une seule et même histoire, tandis qu’Asteroid City, toutefois émouvant, s’avérait être trop à l’image de son décor, demeurant constamment figé.
Tous les personnages écrits par Wes Anderson sont présentés tels des réceptacles se remplissant au fur et à mesure de l’intrigue. Les frères de The Darjeeling limited sont tous cassés, brisés au début de leur voyage avant de se réparer petit à petit (littéralement) à mesure qu’ils progressent vers leur destination. Le patriarche Tenenbaum, joué par le regretté Gene Hackman, est un vieil homme malheureux privé de famille, qui se reconstruit au travers d’une rédemption. Steve Zissou (La vie aquatique) ressent un vide jusqu’à ce que son voyage vers le fameux requin-jaguar, à l’inverse d’un capitaine Achab, lui fasse comprendre que sa raison d’être se trouve parmi les siens. Wes Anderson est l’initiateur des personnages abouliques, drainés de leur essence vitale. The Phoenician Scheme fait une merveilleuse synthèse de ses héros éteints qui ne demandent qu’à être revigorés.
« Who will bridge the gap ?», se demande Zsa-Zsa Korda (Benicio Del Toro) face au chemin de fer amputé d’une liaison entre son commencement et son terme. Le fossé à combler n’est pas qu’une affaire pécuniaire, c’est un enjeu vital pour un personnage qui ne peut mourir, le vrai lien à réparer, c’est celui de la famille, de l’humain. Ce magnat de la finance, admettant volontiers dans une séquence « avoir renoncé à ses droits de l’homme », entame un voyage en compagnie de sa future héritière (Mia Threapleton) et de son tuteur attitré (Michael Cera), pas tellement pour consolider ses investissements, mais surtout pour se prouver à lui-même qu’il est capable de ressentir. Une réflexion interne renforcée par quelques interludes (bien moins envahissants que dans Asteroid City) dans lesquels le personnage de Benicio Del Toro est jugé par Dieu et ses anges, comme pour signifier à quel point l’homme marche sur une fine ligne entre vie et trépas, pouvant à tout moment le priver de se racheter auprès des siens.
Tout ceci ne semble donc qu’à demi-renouvelé pour les connaisseurs de la filmographie Andersonienne, mais c’est ici la plus grande force de The Phoenician Scheme : conjuguer l’ancien et le nouveau pour livrer un récit explorant des situations connues au travers de thèmes sortant de l’ordinaire. Jusqu’alors, la mort avait été traitée par son côté libérateur, jamais comme un châtiment ultime. Elle est ici couplée à une imagerie plus sombre, en embarquant un lexique visuel propre à la religion chrétienne, une violence plus graphique (dès l’introduction). Cette volonté donne à la fois au film un côté joliment absurde mais aussi très sérieux dans ses questionnements. « Who will bridge the gap ? » résonne encore dans la tête du personnage principal, lorsqu’il comprend que personne ne le fera à sa place, son ultime solution étant de fracasser à coup d’amphore antique le crâne de son demi-frère qui tente de l’empêcher de combler cet espace creux.
Certes, le long-métrage vole à nouveau l’idée du film à segments à l’un de ses prédécesseurs et les motifs restent ainsi fidèles à eux-mêmes : un travail sur les décors particulièrement léché, un acteur à la réputation dorée est associé à ces derniers et des circonstances propres à l’ensemble se déroulent face aux protagonistes. Mais derrière cette redondance se cache un rythme bien plus effréné qui colle avec la linéarité des événements. À plus d’un titre, le film penche presque vers l’action, la fluidité est au cœur du récit, les répliques fusent comme des balles, les situations s’enchaînent tel un tour du monde en plein chaos. The Phoenician Scheme est un voyage étrange dans un désert Wes-Andersonien étonnamment bien rempli. L’ensemble peut paraître moins chatoyant, moins grandiose que dans un Grand Budapest Hotel, mais ce n’est jamais rédhibitoire tant Wes Anderson s’amuse avec sa fable anti-capitaliste à surprendre ceux qui l’ont un temps réduit à une « trend » sur les réseaux sociaux.
Le « gap » à combler s’incarne peut-être en la persévérance du réalisateur, définitivement décidé à faire des ponts entre tous ses films tout en ne s’insérant jamais dans une démarche auto-parodique. A l’image de son protagoniste qui ne meurt jamais malgré les nombreuses tentatives d’assassinat, Wes Anderson livre avec The Phoenician Scheme un film bien à lui qui ne saurait être influencé par une industrie ainsi qu’un public de moins en moins permissif avec les créateurs se revendiquant d’une certaine marginalité. Avec son dernier long-métrage, le cinéaste ne fait pas que survivre, il triomphe encore, comble l’écart entre un cinéma de studio de moins en moins inventif et son génie artistique toujours aussi brillant.
Bande-annonce
28 mai 2025 – De Wes Anderson