SOUVENIRS GOUTTE À GOUTTE
Une jeune japonaise de 27 ans, tokyoïte, retourne vers sa campagne natale et traverse le Japon, se remémorant son enfance.
CRITIQUE DU FILM
On part en campagne !
Le réalisme si longuement commenté des films d’Isao Takahata ne tient pas seulement à son traitement cinématographique de l’espace, ni à sa représentation minutieuse des gestes et des expressions qui animent les personnages. Il y a aussi une façon d’explorer certains sujets – la famille, la nature et la mémoire notamment – en les resituant à la fois dans leur contexte social et politique et dans leur contexte émotionnel, tel qu’ils sont vécus par les différents protagonistes. Ces derniers, traités autant comme des acteurs que des personnages de cinéma, investissent leur environnement familier ou nouveau dans le même temps que nous entrons dans l’œuvre et la fiction : c’est le prisme de leur individualité qui colore le monde et jette un regard différent sur des moments de vie charnières qui tendent vers une certaine universalité.
Ce qui singularise Souvenirs goutte à goutte dans la carrière du cinéaste est, en fait, sa volonté de ne pas faire exception : il n’a ni le scénario difficile du Tombeau des lucioles, ni le goût des transformations et du folklore de Pompoko, ni la recherche graphique singulière du Conte de la Princesse Kaguya et de Mes Voisins les Yamada. C’est en proposant plutôt, avec la même humilité que l’on retrouve au cœur du récit, une synthèse du cinéma de Takahata que le film démontre sa force discrète, facilement survolée du fait de la simplicité du propos, mais profondément généreuse pour qui est réceptif au dialogue qui s’établit entre le passé et le temps présent. Reprenant le schéma narratif classique du citadin découvrant la vie à la campagne, le long-métrage lui donne un contrepoint particulier : le séjour de Taeko, jeune tokyoïte de 27 ans, dans la ferme de sa belle-famille est représenté avec la même importance que les nombreux souvenirs d’enfance qui entrecoupent le récit et qui reviennent à l’héroïne au moment de son départ.

L’arrivée à la préfecture de Yamagata n’intervient donc qu’à la moitié du film, après un entrecroisement de scénettes situées en 1966, revenant sur la vie familiale de Taeko, ses difficultés à l’école et ses échanges avec ses camarades. Au lieu d’être traité comme un élément perturbateur chamboulant le monde de la jeune femme, le séjour à la ferme est placé comme nouveau chaînon d’un ensemble d’expériences beaucoup plus vaste, fait de petites choses du quotidien, d’interactions sociales heureuses et malheureuses, et d’aspirations personnelles changeantes. C’est une personne déjà entière, déjà constituée qui arrive à la campagne, et son passé vient éclairer et habiter ce nouveau milieu.
La subtilité de Takahata est tout de même de ne pas faire de ce passé une simple clé de lecture du présent. Si nous savons que Taeko a des prédispositions pour vouloir quitter la ville et embrasser la vie d’agricultrice – elle a envié toute son enfance ses amies qui partaient en séjour à la campagne, et elle subit une pression familiale pour se marier et fonder une famille –, aucun de ses souvenirs n’a d’incidence directe sur ce qu’elle vit à la ferme. C’est davantage dans leur reflux soudain et dans la banalité de leur contenu qu’ils débordent sur sa vie : la nostalgie se déplace sur la découverte du travail à la ferme et de la récolte des fleurs de carthame, et c’est le regard de l’héroïne sur ce phénomène que le réalisateur entend interroger. Bien que ce dernier fasse un profond éloge de la nature et du travail manuel des agriculteurs, il apporte une certaine nuance dans l’expérience qu’en fait le personnage principal, d’abord dans l’approche graphique de l’image, puis dans l’écriture globale des protagonistes et leurs échanges de points de vue.
Geste quasiment inédit dans sa carrière, la mise en scène de Takahata souligne l’appartenance au passé de certaines scènes par l’emploi de couleurs pastel beaucoup plus claires, d’expressions un peu plus stylisées pour les personnages et d’arrière-plans parfois inachevés dont les traits s’interrompent dans le blanc du bord-cadre. À l’inverse, le présent est représenté par des couleurs beaucoup plus franches, des ombres plus marquées et des décors entièrement constitués. Néanmoins, ce présent connaît quelques variations stylistiques, comme autant de strates dans l’expérience campagnarde de Taeko. Son arrivée dans les champs de carthame tient de l’image d’Épinal : les membres de sa belle-famille, en tenue traditionnelle, lèvent tous un visage souriant et immobile dans sa direction, ce qui contraste avec l’énergie et l’enthousiasme de la jeune femme. La lumière oblique du soleil levant souligne les gouttes de rosée qui perle sur les tiges, et suggère une ambiance mystique, prolongée par le geste de prière de la grand-mère et les chœurs bulgares qui accompagnent la scène. L’idéalisme de Taeko, qui s’incarne dans l’image, est immédiatement adouci par reprise de la narration en voix off pour la séquence suivante : la jeune femme présente les différentes étapes permettant d’obtenir, à partir des fleurs de carthame, une teinture rouge très prisée. Le montage elliptique comme le ton beaucoup plus neutre de la voix donne au segment un caractère documentaire qui contraste fortement avec la scène précédente, et qui traduit également l’évolution de Taeko. Au bout de quelques jours, son rapport au travail agricole est devenu plus concret, plus mûr, et s’inscrit dans une répétition de gestes précis, que l’animation reprend minutieusement dans une perspective très réaliste.

Cependant, cette compréhension plus nette et cet épanouissement progressif ne signent pas une disparition de la dimension imaginaire du film, d’une part parce que les souvenirs d’enfance continuent d’intervenir dans le récit jusqu’à la toute fin, et d’autre part parce que l’idée de projection de soi devient de plus en plus concrète, au fil des échanges de Taeko avec sa belle famille. En lien avec la répétition des gestes, se pose d’abord la question de la projection du travail de la terre comme pratique ancestrale et culturelle : tandis que la jeune femme trouve satisfaction dans la récolte de ses efforts et dans le caractère social et collectif de son activité, Toshio, le cousin de son beau-frère, évoque son plaisir physique d’être en contact permanent avec le vivant, mais également son goût intellectuel pour la musique paysanne hongroise, dont il se sent proche malgré l’éloignement géographique car elle est née du même milieu que lui.
La question de la projection de soi dans l’espace émerge à ce moment, et revient lorsque les deux personnages discutent de la distinction entre ville et campagne : selon Toshio, la différence n’existe que dans le regard des citadins, puisque la campagne est un espace de nature, mais certainement pas un espace naturel, car transformé par des siècles d’activité humaine – abattage des forêts, détournements de ruisseaux, division arbitraire des champs. Celle de l’aménagement du territoire reste en suspens, bien que cela ramène les deux personnages à leurs projections futures respectives. Tandis que Toshio envisage le long terme en développant une agriculture biologique, la situation personnelle de Taeko reste incertaine, et dessine peut-être la peur de s’installer quelque part : si la campagne est le lieu de l’inscription de gestes et de pratiques, peut-elle être le lieu d’inscription d’une vie ?
Le parcours inachevé – ou plutôt en formation – dessiné par Isao Takahata retrace ainsi une expérience sensible du monde faite d’allers-retours mémoriels, faisant écho au déplacement de l’héroïne d’un environnement à un autre. Période d’ancrage temporaire, le séjour à la campagne est le temps de la réflexion sur soi comme de l’ouverture aux autres, qui prolonge le goût doux-amer des événements de l’enfance, entre les grandes surprises et les petits regrets. Souvenirs goutte à goutte laisse au spectateur le soin de réfléchir à quel type d’image et de sentiment ce séjour à la campagne laissera derrière lui, et poursuit son cheminement avec l’assurance tranquille des grands films discrets.
On part en campagne !
(Cycle de films sur la ruralité)





