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L’ŒUF DE L’ANGE

Après avoir recueilli un œuf auquel elle prête des vertus angéliques, une fillette le conserve sur elle en permanence afin d’assurer la protection de son contenu. Alors qu’elle déambule dans une ville en ruines, elle croise la route d’un garçon qui se dit à la recherche d’un oiseau qui lui est apparu en rêve. 

Critique du film

La postérité a accordé à Mamoru Oshii une reconnaissance éternelle pour l’intemporel chef-d’œuvre incarné par Ghost in the Shell, fable cyberpunk explorant avec une noirceur délibérée le transhumanisme. Avant que s’entremêle conscience humaine et intelligence robotique, le grand maître de l’animation japonaise « old-school » signait déjà une œuvre hybride, un long-métrage oxymorique à l’univers à la fois impalpable, incompréhensible, aussi vertigineux que déstabilisant. Quarante années après sa première sortie en salles, il est temps de plonger à nouveau dans l’abîme d’une imagination inébranlable.

Alors que se réveille l’enfant de la providence, notre premier rapport au monde créé par Mamoru Oshii et ses artistes est instable. Nous voilà visiteurs d’une contrée non désirée, à mi-chemin entre l’apocalyptique et le post-apocalyptique. S’embarquer dans ce voyage où les ombres prédominent, c’est tenter une archéologie de ce qui n’est pas, ou de ce qui n’a jamais été. En un sens, L’Œuf de l’ange agrège les souvenirs d’un futur impossible, une réalité difforme dans laquelle les influences se sont entrechoquées. Conte de chevalier trouble, le film se scinde entre une science-fiction bio-mécanique et une fantasy rugueuse, source d’inspiration d’œuvres sombres plus tardives.

Dès les premières minutes, débarque le vaisseau oculaire d’une apocalypse semble-t-il cyclique, sur fond de musique divine, véritable orgue des cieux. Dès lors, la référence biblique s’installe, prend place pour délivrer une réécriture des versets et des mythes chrétiens. Jonas prend sa revanche sur les monstres marins dans une pêche infernale, la passion du Christ devient cette quête de l’errance où l’enfant archangélique et le porteur d’une croix bio-mécanique recherchent l’origine de toute chose. L’Œuf de l’ange est une église à ciel ouvert, tout y pénètre pour être recraché dans une liturgie presque païenne, symbole d’un monde qui n’a plus rien à perdre ou qui n’a pas encore connu le pire.

L'oeuf de l'ange

Mamoru Oshii profite de cette fracture dans les univers pour fusionner les époques, les styles et l’architecture. Les steppes venteuses aux monolithes cyclopéens contrastent avec cette cité victorienne, dont le gothisme poisseux rappelle parfois les cauchemars « Innsmouthiens » d’un certain Lovecraft. Nous voilà arpenteurs des forêts de béton tout comme des places pavées aux ruelles inondées : telle est l’épopée de L’Œuf de l’ange, trou béant dans la trame du surréalisme. Le paradoxe entre vie et mort s’installe à mesure que notre regard médusé suit ce voyage rythmé par la pluie. On découvre les vestiges d’une civilisation qui n’aurait pas dû naître, châtiée par une entité cosmique pour son absurdité, son caractère grotesque. Tout semble artificiel et pourtant doté d’une vie inexplicable : des expérimentations dignes d’un H.R. Giger au sommet de son art, vertèbres monstrueuses et tubes métalliques ne formant plus qu’un tout désaccordé mais uniforme. Les sujets développés plus tard dans Ghost in the Shell ne sont alors pas si lointains. Le labyrinthe de la matière devient aussi terreau de formes de vie nouvelles ; l’humain n’est pas seul survivant d’un monde ni vraiment mort, ni vraiment vivant.

Les traits de L’Œuf de l’ange sont rêches, témoignent d’une finesse brute. Ses panoramas sans futur et sans passé invitent à la perdition : nos yeux se perdent dans les détails, impriment des images rétiniennes hallucinogènes. Les débris d’hier forment les monuments de demain, les fossiles deviennent les espoirs fertiles d’un cosmos abandonné. Éclat d’un verre sombre, le film de Mamoru Oshii n’a nullement perdu son pouvoir hypnotique. Cet univers si occulte est difficilement décomposable, sorte de pierre de rosette cybernétique, L’Œuf de l’ange est un monstre colossal dont on peine à saisir les formes. Au fond, peu importe notre compréhension, nous ne sommes que de passage dans ces steppes de l’ombre, les vagabonds nocturnes d’une bizarrerie aquatique aux racines terriblement terrestres.


3 décembre 2025De Mamoru Oshii