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LE RIRE ET LE COUTEAU

Sergio voyage dans une métropole d’Afrique de l’Ouest pour travailler comme ingénieur environnemental sur la construction d’une route entre le désert et la forêt. Il se lie à deux habitants de la ville, Diara et Gui, dans une relation intime mais déséquilibrée. Il apprend bientôt qu’un ingénieur italien, affecté à la même mission que lui quelques mois auparavant, a mystérieusement disparu.

Critique du film

Si, Sergio, ingénieur environnementaliste venu en Guinée-Bissau pour réaliser un rapport sur la création d’une route, apparaît aussi perdu dans le film, c’est sans doute parce qu’il porte sur ses épaules toute la culpabilité de l’héritage colonial de son pays, le Portugal. Toutes ses relations avec les Guinées, qu’elles soient de l’ordre du travail, de l’amitié, du sexe ou du tourisme, le ramènent à son statut d’homme blanc européen. Sans être le coupable de ces siècles d’oppression, il porte avec lui, dans ses vêtements, sa couleur de peau, sa perception du monde, sa façon de parler, cet héritage répugnant et révoltant. Un bagage dur à traîner qui le suit comme un boulet attaché à sa cheville, tandis que lui, touché par le syndrome du sauveur, aimerait faire son nid sans être effrayé que la branche sous ses pieds se brise au moindre accroc.

Invité à une fête dont il ne connaît quasiment personne, Sergio erre timidement entre les pièces de la maison. Pedro Pinho fait correspondre ces moments de piétinements, de surplace physique au ressassement oral de la mémoire. Les souvenirs des affrontements militaires ayant permis à la Guinée-Bissau de clamer son indépendance sont rappelés avec une précision et une vitalité qui attestent à quel point cette histoire ne s’inscrit pas au passé.

Le Rire et le Couteau est moins un essai cinématographique sur le néocolonialisme et la persistance des structures et institutions témoignant de l’autorité toujours actuelle du Nord sur le Sud, qu’une enquête sociologique, presque extensive, de l’impact de système de domination déliquescent sur les rapports entre les individus. Les paroles, les omissions, les actions sont toutes à un moment ou un autre ingurgitées par cette réflexion socio-politico-culturelle. En 3h40 de film, le cinéaste s’offre le luxe de pouvoir enchaîner les thématiques, de laisser ses idées décanter et de voir les concepts se faire écho entre eux. La démarche de Pinho rejoint la conception godardienne du cinéma comme école où les discours étaient opposés, non pas par esprit de contradiction, mais par intérêt pédagogique. Le titre du film indiquait déjà cette volonté de tout faire coexister en son sein. 

 le rire et le couteau

Deux scènes de sexe sont particulièrement révélatrices de cette entreprise. Dans la première, Sergio, après être sorti en boîte avec certains de ses collègues, flirte et finit par rejoindre une travailleuse du sexe dans une chambre. Sa réticence initiale à amorcer l’acte sexuel semble d’abord être le fait de son état d’ébriété, mais très vite les raisons de sa gêne apparaissent plus profondes. En tant qu’homme blanc au fort capital économique face à une femme noire vendant son corps, cette dynamique se retrouve être dangereusement proche du système d’asservissement colonial. 

Sergio est paradoxalement moins intimidé à l’idée de regarder Diara, à la façon d’un voyeur, engager un rapport sexuel avec un autre homme. Cette séquence intime s’inscrit à contre-courant de la dynamique de la grande histoire où ce sont les hommes blancs qui ont imposé et dicté aux noirs, et aux femmes noires, leur désir. De façon plus générale, le Sud a souvent été écarté de l’histoire avec un grand H. Ses représentations sont soit marginalisées ou le ramènent à un statut d’éternelle victime. Quand Sergio se fond dans la position de spectateur, c’est lui qui s’installe dans la marge – littéralement, puisque celui-ci est assis en contrechamp de l’action principale. Sergio viendra finalement rejoindre le lit. Bisexualité et pluralité ethnique se lient pour créer un acte sexuel non-conformiste. 

Si sa durée peut impressionner, Le Rire et le Couteau est fascinant durant son entièreté, car il est justement rempli de ces dialogues entre les interactions de ses personnages et leur environnement. Il dépeint ainsi un monde fourmillant et mouvant qui atteste des réalités sociales sans jamais tomber dans une analyse rigoureuse et rébarbative.

Bande-annonce

9 juillet 2025 – De Pedro Pinho


Cannes 2025 – Un Certain Regard (Prix d’interprétation féminine)