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BLUE VELVET

Il se passe quelque chose d’étrange derrière les palissades blanches de Lumberton, Caroline du Nord. Après avoir fait la découverte d’une oreille humaine coupée dans un champ, Jeffrey Beaumont, un étudiant attiré par le mystère, est bien déterminé à enquêter. Avec l’aide de sa petite amie, Jeffrey pénètre dans l’univers sombre et dangereux de Dorothy Vallens, une chanteuse de boîte de nuit mystérieusement unie à Frank, un gangster sadique, autour d’une histoire de kidnapping.

Critique du film

David Lynch est encore inclassable lorsque son quatrième long-métrage sort en 1986. Blue Velvet fait suite à l’échec artistique et commercial de Dune (1984), mésaventure de science-fiction dont il cherche à s’éloigner au plus vite. Il refait pourtant équipe avec deux collaborateurs : le producteur Dino de Laurentiis et le comédien Kyle MacLachlan. Le premier finance son nouveau projet à condition que le budget soit beaucoup plus resserré, ce qui donnera au cinéaste une liberté créative plus importante ; le deuxième accepte d’incarner à nouveau le personnage principal d’une histoire, cette fois, entièrement écrite et pensée par son auteur. Pour mettre en scène un scénario mêlant espionnage domestique, aspiration au bonheur, kidnapping et onirisme, David Lynch s’entoure également de trois nouveaux arrivants, destinés à marquer durablement son univers : Angelo Badalementi compose la bande-originale, Isabella Rossellini et Laura Dern incarnent les rôles féminins principaux.

Kyle MacLachlan devient donc Jeffrey Beaumont, un jeune homme ordinaire à l’allure de gendre idéal. Après avoir visité son père à l’hôpital, il découvre au bord d’un chemin une oreille humaine récemment découpée. Il apporte sa trouvaille au commissariat et se passionne pour ce qui apparait, dans son regard, comme une petite chose étonnante plutôt qu’un détail vraiment sordide. Sa curiosité naturelle le pousse à en savoir plus sur le propriétaire du membre arraché. Aidé par Sandy, la fille du policier, il est mis sur la piste d’une chanteuse mystérieuse : Dorothy Vallens.

Outre la réunion d’une nouvelle famille de cinéma, quelque chose de puissant se libère chez David Lynch avec Blue Velvet. Son héros, Jeffrey, crée sa propre enquête à partir de presque rien, quelques hypothèses et beaucoup de fantasmes. Il est à l’image d’un scénariste dont on suivrait l’imagination avec tout ce que cela comporte d’arbitraire et d’entêtement, de découvertes dues au hasard et à l’intuition. Jeffrey tient à la fois de l’ange innocent, du petit garçon insolent et du malade mental qui s’ignore. Comme se le demande Sandy à voix haute : « Je ne sais pas si tu es un détective ou un pervers. » « À toi de le découvrir » lui lance-t-il avec un regard étrangement long, suspendu quelques secondes de trop pour paraître tout à fait normal. Sa particularité est de ne jamais choisir entre toutes ces identités, car elles communiquent sans cesse entre elles.

Blue Velvet

Le plus grand mystère consiste moins à regarder ce qui se cache sous la terre, car il suffit de ne pas creuser bien loin pour découvrir des scarabées grouillant sous l’herbe parfaitement tondue, qu’à se demander pourquoi, au fond, on cherche à regarder ce qu’il y a sous cette terre. Pourquoi Jeffrey a-t-il envie d’aller au septième étage, et de devenir l’acteur d’une situation qu’il aurait simplement pu se contenter de regarder ? En passant du voyeur-spectateur à l’acteur, Jeffrey incarne une pulsion primaire qui lui permet de vivre de multiples initiations : au monde de la nuit, au milieu du crime, à une pratique sexuelle alternative. Pour autant, il reste jusqu’au bout dans son monde, joueur comme un enfant inconscient d’un danger qui l’excite.

« Ce monde est bien étrange »

Lorsqu’il est forcé à faire une balade en voiture avec l’inquiétant Frank Booth (Dennis Hopper) et sa bande prête à tous les supplices, le convoi s’arrête sur un terrain vague. On le sait, il n’y a pas de meilleur endroit pour un assassinat discret. Néanmoins, la peur de Jeffrey n’est jamais entièrement communiquée, comme dans un rêve d’où on est sûr qu’on sortira sain et sauf. C’est sans doute la première scène de kidnapping filmée sous un autre régime que celui du réel alors qu’il semblait y être bien ancré. Si on encaisse les coups, c’est aussi parce qu’on croit que quelque chose d’autre existe, ailleurs, et nous accueillera. En demandant aux hommes de la frapper, Isabella Rossellini manifeste l’emprise dont elle est la victime, et par la même occasion peut croire qu’à travers ces coups elle se réveillera d’un mauvais rêve.

Blue velvet

David Lynch construit des personnages atypiques et défait soigneusement plusieurs motifs de cinéma, d’une façon qui tient quasiment du pastiche. Par exemple, la figure de la petite amie, Sandy, dont le fringant héros se désintéresse sentimentalement pendant la plus grande partie du film ; ou la scène de règlement de compte avortée avec le petit ami officiel de Sandy, qui ne représente à aucun moment une menace. Jeffrey n’a tout simplement pas le temps de se confronter à la jalousie puérile d’un adolescent, et rembarre ainsi une direction possible vers un cliché. Il dévie des images bien ancrées dans l’inconscient populaire.

La naïveté des métaphores surprend encore plus. Effrontément claires, elles donnent au film une tonalité dissonante car elles n’auraient pas leur place dans un monde bien plus tordu que ce qu’elles désignent. Le rouge-gorge symbole de l’amour, la réplique prononcée quatre fois « ce monde est bien étrange » ou la distanciation que les personnages opèrent quand ils analysent eux-mêmes la situation (« en théorie, ça ressemble à un joli rêve, mais c’est trop farfelu, trop dangereux ») sont autant de clés de lecture tellement explicites qu’elles ne pourraient pas se suffire à elles-mêmes. Et pourtant, réside en elles une poésie unique.

David Lynch ouvre de nouvelles brèches à l’intérieur de son film noir, en déconstruisant des images préexistantes et en développant sa propre galerie de signes. Ces brèches ne se refermeront plus dans son œuvre, et on ne s’étonnera pas de ce plan de coupe soudain traversé par un camion transportant des troncs d’arbres. Le film s’ouvre et se clôt sur une étoffe bleue, annonçant les rideaux rouges de Twin Peaks derrière lesquels s’élargiront encore les dimensions ouvertes par Blue Velvet.


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