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BLUE

Sur un fond bleu minimaliste comme seule image, une constellation de voix et de bruits documentent l’expérience de la fin de vie de l’artiste queer multimédia britannique Derek Jarman, raccourcie par le VIH.

Critique du film

Au sujet de son film The Angelic Conversation (1985), qui superpose à un montage lyrique d’images homo-érotiques la voix de l’actrice Judy Dench récitant des sonnets de Shakespeare, Derek Jarman disait : « C’est mon travail le plus austère, mais aussi le plus cher à mon cœur ». Huit ans plus tard, Blue (1993), l’ultime réalisation de l’artiste, donne corps à une parole testamentaire empreinte de souvenirs des amours passées et des sensations du vécu présent de la maladie dans une forme d’apparence tout aussi dépouillée, si ce n’est davantage. Imposant un fond bleu comme seule image, Blue prend à rebours l’appréhension habituelle du spectacle cinématographique, en faisant éprouver aux spectateurs la propre cécité de l’artiste. Le film s’éprouve ainsi d’abord comme une pièce sonore où les voix — principalement la voix-over de Jarman —, les bruits et la musique composée par Simon Fisher Turner sont nos seuls guides.

Dès son ouverture, Blue s’annonce comme une expérience de mort imminente. Des bruits de cloches résonnent comme pour annoncer le début de la fin. À l’instar de la fixité de son image bleue, la narration est habitée par la mort : de l’évocation des événements de guerre à Sarajevo, d’un cycliste qui manque de percuter Jarman, jusqu’au récit de la décrépitude de son propre corps examiné au Saint-Bartholomew’s Hospital de Londres. Mais si cette ombre mortifère plane irrémédiablement sur l’image, les séquences d’examens médicaux — principalement ophtalmologiques — qui chapitrent le film révèlent davantage un espace liminal. Blue se configure alors comme un sas où les spectateurs sont amenés à se plonger dans les tréfonds d’une âme dont les souvenirs et les amours passées cherchent à contrecarrer la décrépitude de l’artiste, aveugle et affaibli par son traitement médical. Difficile de ne pas voir dans la forme singulière du film, qui semble prendre le contre-pied de l’idée habituelle du cinéma comme art de l’image, un rappel de la propre situation de Derek Jarman. Mais là où le corps est voué à disparaître, le film capte des forces inouïes se déployant dans une mise en scène qui équilibre vitalité et mortalité, bande sonore dense et image a priori muette.

Blue film

À mesure que Blue progresse, se travaillent des dynamiques de parallélismes et de contrastes entre image et son. L’impression de solitude mortifère s’atténue alors même que les voix prenant en charge la narration se multiplient, Jarman s’entourant de ses amis pour se raconter : John Quentin, Nigel Terry, Tilda Swinton. Ces voix, accompagnées de bruitages et de sons d’ambiance, racontent la vitalité du monde qui lui survivra en multipliant les lieux et les temporalités : un café, le bord de mer, l’hôpital. Loin de s’enfermer dans une forme arrêtée, Blue se déploie dans une interaction complexe entre image et sons, interaction qui se révèle d’autant plus puissante et productive que les spectateurs finissent par s’y acclimater, appréhendant différemment — le temps du film — le monde tel que le perçoit l’artiste.

D’abord par la richesse de la bande-son dont les variations de tonalité — entre voix parlées, chuchotées et chantées — et l’attention portée aux plans sonores, qui diversifient les points d’écoute, participent à donner le sentiment d’une enveloppe corporelle à ces acousmêtres, sons et voix dont les sources ne sont pas visibles. Ensuite, par la puissance du sonore dans sa relation à l’image bleue, qui trouve son apogée dans la possibilité même de la rendre dynamique, mouvante et vivante. Par la voix de Jarman, l’image bleue révèle ses forces cachées en étant autant la couleur d’émotions passagères — joie, mélancolie, mortalité, nostalgie du ciel des jours de paresse — qu’un champ monochrome, espace indéfini et transitoire entre la vie et la mort : le couloir de l’hôpital, le fleuve qu’auraient traversé les défunts amis de Jarman. L’image s’anime alors de toutes ces nuances que le son commande à l’œil de voir dans ce bleu minimal, parfois mélé aux autres couleurs que Jarman donne à sa maladie : vert, jaune, magenta, rouge.

Blue film

Dans un dispositif qui inverserait presque le fonctionnement du cinéma des premiers temps — où l’image sans son pouvait être comblée par l’imaginaire — Jarman nous prive de la vue pour développer notre acuité. Il nous laisse voir à travers le temps, les lieux, l’ombre des spectres passés et à venir. Blue révèle, par la puissance iconogénétique du son, bien plus qu’une simple image : un sujet et des existences marginalisées par une société ignorante. Peintre, poète, cinéaste et jardinier, Jarman organise le paysage de sa mort, sa dernière toile, son dernier film, achevant une œuvre poétique, politique et militante, ainsi qu’un combat mené pour la représentation de la minorité queer en faisant ressentir l’expérience du VIH, sujet tabou à l’époque* : « Ces sujets ont formé le monde dans lequel je vis. Et en les ignorant, on laisse le terrain à l’opposition. La chose à faire est de les embrasser et de modifier la façon dont ils sont perçus. ». Blue participe de cette métamorphose de la maladie en quelque chose de vivant, où la bande sonore fait résonner les dernières pulsions vitales d’une image bleue déjà livide, rigide et froide, qui tire vers le noir, couleur avec laquelle l’artiste voulait transformer sa mort en art.


« I’d love my ashes to be stirred into black paint and made into a canvas.

Rather than being scattered to the wind, I’d end up as art. »


* Ce qu’évoque une des voix masculines dans le film : « All the old taboos of/Blood lines and blood banks/Blue blood and bad blood/Our blood and your blood/I sit here ― you sit there »