ANNA CAZENAVE CAMBET & KRISTY BABOUL | Interview
Quelques semaines après Cannes, nous avons retrouvé Anna Cazenave Cambet, accompagnée de Kristy Baboul, son directeur de la photographie, pour un long entretien dans l’atmosphère estivale des Rencontres Cinéma de Gindou où était présenté en avant-première, Love Me Tender. Nous avons parlé adaptation, modèles dominants et politique de la mise en scène.
Ce projet se serait imposé à vous, au point de reléguer celui sur lequel vous travailliez, au second plan ?
Anna Cazenave Cambet : J’avais lu le livre de Constance Debré il y a quelques années. Je venais juste d’être maman et ça m’avait pas mal remuée. J’avais aimé qu’elle s’autorise ce ton là. J’essayais, à l’époque, de lire des récits de mères et je les trouvais tous très mièvres et doux alors que l’expérience de la parentalité, c’est un tsunami. Plusieurs années après, on m’a proposé l’adaptation. Comme j’étais sur un autre projet, je pensais que j’étais partie pour écrire le film mais pas le réaliser. Mais le deal, c’était pas ça.
Ce n’est pas un texte qu’on imagine tout de suite fait pour l’écran.
A. C. C. : L’exercice m’excitait beaucoup et puis l’écriture, c’est la partie que j’aime le plus. J’ai rapidement compris comment ça allait devenir mon film bien que le projet soit né d’une proposition. Très vite, j’ai vu que ça allait « matcher » avec l’héroïne.
En avez-vous parlé directement avec Constance Debré ?
A. C. C. : Il a fallu que je lui écrive plusieurs lettres avant de la rencontrer. Elle a demandé à voir mon travail. On a fini par se voir à un moment où le projet avait déjà pris beaucoup de place dans ma tête. Elle m’a tout de suite rassurée en me disant que je ce serait moi qui ferait le film. Ensuite, il y a eu une sorte de pacte entre nous et elle m’a laissée le champ libre. Je lui ai fait lire une version de travail à un moment où j’avais besoin d’une validation. Avec Constance, on se voit mais notre lien est autour de l’écriture.
Je pense qu’il est temps, en 2025, de travailler à ce que des spectateurs puissent s’identifier à des parcours d’identité queer, au même titre que d’autres parcours, sans que ce soit le seul sujet d’un film.
En commençant l’adaptation, vous saviez à quoi vous resteriez fidèle ?
A. C. C. : L’important pour moi, c’était d’arriver à faire en sorte que des spectateurs divers et variés puissent s’identifier au personnage de Clémence. Je voulais en faire une histoire universelle. Je voulais que ce soit d’abord la trajectoire d’une mère (et pas d’une femme lesbienne). Je ne voulais pas enfermer le film dans une sphère queer même si le regard de cette communauté serait évidemment important pour moi. Je pense qu’il est temps, en 2025, de travailler à ce que des spectateurs puissent s’identifier à des parcours d’identité queer, au même titre que d’autres parcours, sans que ce soit le seul sujet d’un film. C’est avant tout l’histoire d’une mère à qui on arrache son enfant.

Kristy Baboul et Vicky Krieps sur le tournage de Love me tender © photo Anna Cazenave Cambet
Je voulais aussi montrer ce temps de l’enfance qui lui est volé. On s’est demandé comment rendre concret le temps qui passe, comment faire grandir l’enfant. À chaque rencontre au pôle médiation, il y a quelque chose de nouveau qui donne l’impression qu’il est en train de muter : un casque de musique, du gel dans les cheveux, un baggy. J’avais envie de travailler une forme de contre-la-montre pour montrer comment deux ans et demi comptent à l’échelle de l’enfance. Quand il revient chez elle, son pyjama est trop court. Malgré l’attachement, l’amour, la complicité, l’absence crée une étrangeté, une distance.
C’est une femme qui n’en finit pas de se marginaliser. Le premier personnage que j’ai écrit, en école de cinéma, était un personnage de mauvaise mère. Je crois que c’est le dernier tabou.
Love me Tender et De l’or pour les chiens sont deux trajectoires de femmes filmées au plus près, deux portraits de femmes en mouvement, slalomant contre les obstacles.
A. C. C. : C’est drôle de parler de ça parce que je suis dans un moment où je pense à la suite et où j’ai des choix à faire. Je viens de la photo, et le portrait c’est ma pratique. Il y a un lien entre ces deux portraits de femmes, c’est sûr. Ce qui me plaisait, c’était de changer d’âge. C’est la première fois que je filme une personne plus âgée que moi. Clémence oscille entre des élans adolescents et une grande maturité. J’ai pris un plaisir fou à déployer un regard sur une actrice et un personnage.
Kristy Baboul : On s’est tenu·es au portrait y compris en terme de format. On avait utilisé le Scope dans De l’or pour les chiens, là on a vraiment tout resserré et c’est le visage du personnage que l’on voit le plus dans le film, ce qui permet un processus d’identification, voire une empathie.
On a travaillé sur la figure du lonesome cowboy, avec des clés à la ceinture à la place du colt. Chacun de ses choix la rend de plus en plus seule.
Ce format n’est-il pas aussi un cadre de protection ? Le personnage passe d’avocat à écrivain et vous faites, d’une certaine manière, le chemin inverse, de réalisatrice à avocat, comme si elle vous avait passé sa robe pour la défendre.
A. C. C. : Je n’avais déjà pas lu le livre en la jugeant et j’étais certaine que ce personnage pouvait intéresser des gens. Mais ça a été, au moment du financement, un parcours du combattant pour défendre cette histoire et cette femme. La question n’était même plus : est-ce que le scénario est assez bon pour le soutenir mais faut-il porter cette histoire à l’écran, d’un point de vue moral ? Le regard protecteur que vous évoquez vient sans doute de là. Je voulais absolument qu’on sache que du point de vue de la mise en scène, on était de son côté. On m’a souvent demandé pourquoi je ne développais pas le point de vue du mari. Il n’existe pas dans le livre et j’aurais été bien maladroite de l’inventer. Du reste, des spectateurs m’ont dit s’être plutôt identifiés à lui et ça me va, aucun problème.

Kristy Baboul et Vicky Krieps sur le tournage de Love me tender © photo Anna Cazenave Cambet
Vous ne la présentez pas comme une victime mais plutôt comme une pestiférée.
A. C. C. : C’est une femme qui n’en finit pas de se marginaliser. Le premier personnage que j’ai écrit, en école de cinéma, était un personnage de mauvaise mère. On m’avait tout de suite dissuadée de continuer, en me disant que c’était « infinançable ». Je crois que c’est le dernier tabou. Elle sort de sa condition de bourgeoise puis de sa condition d’hétéro et enfin de sa condition de mère. En refusant tous les modèles, elle se met tout le monde à dos. Pour filmer ça, on a travaillé sur la figure du lonesome cowboy, avec des clés à la ceinture à la place du colt. Chacun de ses choix la rend de plus en plus seule.
Cette figure-là rapprocherait votre film de L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, qui est aussi une histoire contemporaine filmée comme un western urbain.
K. B. : Elle traverse la plupart du temps les espaces dans le sens de lecture classique, c’est à dire de gauche à droite et on l’a beaucoup filmée en contre-plongée. Tout ce travail conduit à l’icônisation du personnage.
À partir du moment où un personnage féminin refuse les codes, il y a tout de suite, sous cape, une question de folie, d’irresponsabilité.
Esther, le personnage de De l’or pour les chiens, n’avait pas les codes alors que Clémence les change. On dirait que ce jeu autour de la norme vous intéresse particulièrement ?
A. C. C. : C’est une question très intime pour moi. J’ai l’impression que je sais mieux écrire la vie que la comprendre, l’éprouver. Les personnages qui me touchent le plus sont ceux qui ont du mal à comprendre l’univers dans lequel ils essayent de s’insérer ou duquel ils essayent de s’extraire. En préparant De l’or pour les chiens, je pensais tout le temps à Wanda (film de Barbara Loden) cette femme qui est complètement à la marge de part son interprétation du monde. À partir du moment où un personnage féminin refuse les codes, il y a tout de suite, sous cape, une question de folie, d’irresponsabilité.
Par ailleurs le discours du mari qui rejoint ces accusations est sincère, il ne peut pas réfléchir autrement.
A. C. C. : Sur le tournage, Antoine Reinartz défendait tellement son personnage que j’étais un peu perdue. C’était à la fois très beau et perturbant. On a travaillé ensemble cette zone entre la rancœur et la sincérité. Je voulais accorder le bénéfice du doute à ce personnage, croire à sa souffrance quand bien même elle est systémique, construite par le patriarcat dans lequel il évolue. Je ne voulais pas en faire un monstre caricatural. Il croit vraiment qu’il protège son enfant en agissant comme il le fait.
Comment avez-vous travaillé la lumière et les couleurs ? On ressent beaucoup de chaleur autour du personnage comme s’il était important du lui accorder la beauté qu’elle mérite.
K. B. : On voulait éviter de tomber dans un drame social froid. Le fond et la forme étaient complètement liés. Il y a un seul moment où le film bascule vers quelque chose de plus froid, en contrepoint avec le plan final, très lumineux, auquel Anna tenait beaucoup. On a utilisé une focale très courte pour donner enfin de la profondeur de champ après avoir presque écrasé le personnage jusqu’à l’extrême.
Il n’est pas question de mettre en scène mes fantasmes au cinéma.
A. C. C. : C’était pour moi une autre façon de faire un road trip. Quand on habite Paris, on se rend compte qu’il y a plein de villes dans une seule et plein de manières d’y vivre. On a beaucoup tourné dans le 19e et dans le 20e où on habite. On s’est demandé comment faire pour montrer cette ville autrement. On a revu les films de James Gray, on a aussi fait un énorme travail de repérages. Son ancienne vie est située dans le Paris haussmannien et celle qu’elle est en train de construire est de l’autre côté de la rive. Il fallait montrer comment la ville écrase Clémence par moments et la libère à d’autres, y compris dans un même lieu, la place des Fêtes par exemple. Je savais que j’étais incapable de m’inscrire dans une certaine tradition des films français parisiens et bourgeois.

Ji-Min Park et Vicky Krieps sur le tournage de Love me tender © photo Anna Cazenave Cambet
Pour revenir à la question, j’avais envie de la suivre comme un personnage qui traverse une épopée et je voulais lui rendre ses lettres de noblesse. J’ai réussi à obtenir une grue pour la première fois. J’y tenais pour la filmer toute petite, comme une fourmi au centre de la place des Fêtes. Le matin du tournage, pendant la mise en place, très tôt, je me suis dit qu’on offrait à Clémence la mise en scène qu’elle méritait.
Paris est le lieu de l’âge adulte et vous retournez en province pour convoquer l’enfance.
A. C. C. : J’ai tourné chez moi, à trois minutes de chez mes parents. C’était un endroit de liberté et d’appropriation à l’écriture. Il n’était pas question pour moi de prendre en charge la lignée Debré, le film ne parle pas de ça. J’ai donc déplacé ces séquences dans le Sud-Ouest. C’est probablement un fantasme d’enfance, mais j’ai toujours lié les Landes à l’Amérique et à ses grands espaces.
Quand La Vie d’Adèle est sorti, j’avais 22 ans et je l’ai reçu de manière très violente. J’étais en pleine rupture avec mon amoureuse et j’avais l’impression que toute la France était en train d’observer une sexualité qui m’était très intime. La trahison venait aussi du fait que le premier film lesbien qui faisait tant parler était un film d’homme, un regard d’homme sur des femmes.
Ce moment de complicité, elle le partage avec Sarah et pas avec son fils.
A. C. C. : C’est un moment où elle essaye vraiment de se connecter à quelqu’un. Elle a l’espoir que quelque chose est en train de se construire et ça ne peut se faire qu’en dehors d’une vie fragmentée.
Fragmentée et sous contrôle. Au regard de la justice, qui est un œil de contrôle, vous opposez un regard d’accueil, notamment dans toutes les scènes d’intimité et de sexe. Est-ce que votre cinéma est politique précisément à cet endroit ?
A. C. C. : Oui, on en revient à la question de ne surtout pas enfermer le film dans un cinéma queer ou féministe. Ce n’est pas ma façon d’aborder les œuvres et la vie. Clémence, d’une certaine façon, s’est construit une armure et je voulais, oui, que les séquences d’intimité soient des espaces de liberté, y compris celles avec son père.
Les scènes de sexe sont très tendres, très douces.
A. C. C. : Quand La Vie d’Adèle est sorti, j’avais 22 ans et je l’ai reçu de manière très violente. J’étais en pleine rupture avec mon amoureuse, j’allais très mal et j’avais l’impression que toute la France était en train d’observer une sexualité qui m’était très intime. Je me souviens d’une séance très bizarre avec que des mecs dans la salle, presque une ambiance pornographique. Je me sentais volée et ça m’est resté. Il n’est pas question de mettre en scène mes fantasmes au cinéma. Les scènes d’intimité, elles doivent se faire le relais de ce que traverse le personnage, c’est pas juste une virgule et un moment un peu « spicy ». La trahison, elle venait aussi du fait que le premier film lesbien qui faisait tant parler était un film d’homme, un regard d’homme sur des femmes. Je voulais que mon personnage ait une sexualité très ouverte, très évidente et très simple, proche du cruising. Et je voulais aussi érotiser la question du consentement. La scène avec Sarah, il y a un gode-ceinture, on peut se raconter que ça va être très intense, mais au centre il y a cette question. Par ailleurs, j’avoue que je trouvais assez joyeux de montrer une scène de pénétration sans hommes.
Le jeu de Vicky Krieps restitue à la fois l’énergie et la fatigue. C’est un contraste que vous avez travaillé ?
A. C. C. : Vicky a très vite eu confiance en nous. Elle ne s’est jamais inquiétée de la manière dont on allait la filmer. Il faut le dire parce que je pense que beaucoup de comédiennes aujourd’hui ont la main sur ces questions. On a une équipe très jeune ; les premiers jours, elle nous a observés, mais très vite on a passé un pacte de tranquillité. Au premier travelling, on était dans les choux parce qu’on n’arrivait pas à la suivre. Elle avait travaillé pour incarner Clémence cette démarche très énergique, cette façon de tracer d’un point A à un point B. Et, par ailleurs, dans le film, Clémence avance et recule tout le temps, deux pas en avant, trois pas en arrière. Vicky nous a donné ce sentiment de lassitude qui se creuse sur son visage.

Kristy Baboul sur le tournage de Love me tender © photo Anna Cazenave Cambet
Le sujet de la rémunération des artistes est abordé de manière oblique. J’imagine qu’il vous concerne tant il paraît aujourd’hui en danger ?
A. C. C. : La question de l’argent dans l’art est souvent éludée parce que c’est un milieu où il y a énormément de grands bourgeois. Et ce n’est pas notre cas. La question est beaucoup plus au centre qu’on ne le pense parce qu’elle est alimentée par un cercle vicieux. Tant que la création ne sera pas correctement rémunérée, l’art restera aux mains des bourgeois. Ça a été un point de rencontre très fort quand j’ai lu le livre. En tant que femme, en tant que mère, quel temps j’ai le droit d’allouer à mon art et à quel moment ça devient égoïste de ma part ? La question de la légitimité à faire notre travail est tout le temps présente, décuplée quand on est une femme et encore plus quand on est une mère. Je mesure la chance que j’ai de faire ce métier, mais je vois bien que ce n’est pas concret pour plein de monde. Qu’est-ce qu’on fout de nos journées ? Est-ce que c’est vraiment du travail ? On parle beaucoup de ça avec Constance, de la discipline que l’écriture exige, de la place que ça prend dans nos vies.
K. B. : Il y a ça dans la scène des avocats. C’est la question très classique de savoir si on a droit à une seconde vie. Elle choisit cette voie et le prix à payer est très élevé.
Le patrimoine dont on hérite, c’est très majoritairement le cinéma fait par des hommes, critiqué par des hommes, sélectionné et primé par des hommes. Comme un entonnoir au bout duquel les femmes sont exclues.
Autant Esther, dans De l’or pour les chiens, était une sorte de vierge païenne, autant Clémence se rapproche d’une figure hérétique. Ces analogies mythologiques vous intéressent ?
A. C. C. : Jusque vers 18 ans, je pensais que j’avais un problème parce que je n’accédais pas à des références présentées comme des références indiscutables. Ensuite, j’ai eu beaucoup de chance, j’ai fait des rencontres de femmes qui m’ont fait lire des récits de femmes, des chefs-d’œuvre de la littérature féminine et féministe. Aujourd’hui, on est nombreuses — et nombreux aussi — à essayer de combler ces trous béants de caractérisation de personnages féminins. Concrètement, on grandit avec des modèles qui sont au mieux des objets de désir, des bombes atomiques comme Lula dans Sailor et Lula.
Clémence est issue d’une longue tradition de femmes marginalisées, de Wanda à Mona dans Sans toit ni loi, un cinéma qui cherche à remettre la marge au centre.
A. C. C. : C’est très important pour moi. Je viens de la photo et c’était un milieu dans lequel je m’ennuyais très fort parce que la photo d’art s’adresse à un microcosme. On expose des photos dans des galeries où seuls des initiés pénètrent et ont les moyens de les acheter. J’ai grandi dans un village de 6 000 habitants et le cinéma, ça a été tout pour moi. Je me souviendrai toute ma vie de la place du village remplie à ras bord pour la projection de Titanic. Comment je peux faire pour que des gens qui tombent sur mon film à 21 h sur France 2 restent devant leur écran ? Pour autant, je ne fais pas Bienvenue chez les Ch’tis, ce n’est pas du tout mon cinéma, mais ça m’intéresse, j’essaye d’y penser.
K. B. : On s’est inspirés de beaucoup de références masculines qu’on s’est réappropriées pour construire notre personnage féminin : je pense à James Gray, à Andreï Tarkovski.
A. C. C. : On n’a pas le choix : le patrimoine dont on hérite, c’est très majoritairement le cinéma fait par des hommes, critiqué par des hommes, sélectionné et primé par des hommes. Comme un entonnoir au bout duquel les femmes sont exclues. À l’écriture, je sens bien que je peux avoir des réflexes masculins, dans la manière d’introduire un personnage, par exemple. Je me bats contre ces réflexes.
Propos recueillis en août 2025 aux Rencontres de Gindou






