still_girls-for-tomorrow

GIRLS FOR TOMORROW

En 2015 et un bébé dans les bras, la réalisatrice Nora Philippe débarque à New York et découvre Barnard College, une prestigieuse université pour femmes, en quête d’alliées pour renégocier maternité et féminisme, et pour penser le monde dans lequel sa fille grandira. Elle rencontre Evy, Lila, Anta et Talia, quatre étudiantes engagées qui embarquent avec elle dans un voyage intime et politique. Aux prises avec une décennie d’histoire états-unienne, marquée par l’ère Trump, MeToo, Black Lives Matter et la crise climatique, elles ont 30 ans aujourd’hui et représentent les visages de la résistance.

Critique du film

Dans Girls for Tomorrow, Nora Philippe saisit avec une rare délicatesse le devenir d’une génération féministe en suivant, sur une décennie, quatre jeunes femmes américaines issues du Barnard College. Entre l’ère Obama et l’Amérique post-Trump, elle filme l’entrelacement du politique et de l’intime, révélant comment les idéaux d’engagement se heurtent à la fatigue, aux contradictions et au passage du temps. Par un regard attentif et sans emphase, la réalisatrice transforme le documentaire en espace de sororité vécue, où l’émancipation se construit dans la parole, la solidarité et le doute. Plus qu’un manifeste, Girls for Tomorrow apparaît comme une méditation sensible sur le féminisme occidental contemporain, ses fractures, ses désillusions et sa force souterraine.

Philippe présente l’université féminine de Barnard non comme un décor, mais comme une matrice : un lieu où s’élaborent prises de conscience et formes d’action. Les quatre protagonistes, issues de milieux et d’origines variés, incarnent autant de déclinaisons du féminisme — militant, académique, écologique ou intime. Le film explore l’apprentissage de la liberté à travers la maturité progressive des idées et des corps, où l’aliénation, l’épuisement et le renoncement deviennent des motifs politiques autant qu’existentiels. En juxtaposant ces trajectoires distinctes, rarement entrecroisées, Philippe fait naître une sororité symbolique : non l’union d’un groupe, mais le tissage invisible d’un combat partagé. Dans cette dispersion, elle invente une forme de collectif fragmenté, où les voix s’ignorent tout en se répondant, unies par le fil discret du féminisme et les bouleversements d’une décennie agitée.

Girls for tomorrow

Cette honnêteté, presque mélancolique, confère au film une tonalité singulière : celle d’un féminisme lucide, conscient de ses limites mais fidèle à son élan premier. En observant ses protagonistes à travers dix ans de mutations politiques et sociales, Philippe saisit le désenchantement d’une génération prise entre promesse et reflux. L’Amérique qu’elle filme devient le théâtre d’une contradiction systémique : alors que la parole féminine s’émancipe, le libéralisme et le conservatisme s’accordent pour la neutraliser. Le modèle américain, sous le signe du capitalisme néolibéral, impose aux femmes un schéma de réussite exténuant : être libres et performantes tout en demeurant conciliantes. À cette pression économique s’ajoute un retour de bâton idéologique d’une rare violence : montée du masculinisme, résurgence d’une misogynie politique, nostalgie d’un ordre viril révolu. Entre ces forces contraires, les femmes de Girls for Tomorrow avancent en équilibre instable, sommées d’être simultanément subversives et conformes, audacieuses et dociles.

En creux, Girls for Tomorrow révèle que la lassitude qui gagne peu à peu les protagonistes ne procède pas d’un simple épuisement militant, mais d’un faisceau d’injonctions — individuelles, sociales et politiques — qui s’abat sur les femmes à mesure que leurs vies s’arriment aux exigences de l’âge adulte. Le film orchestre le basculement d’une puissance collective — lorsque les héroïnes encore étudiantes arrimaient leur engagement féministe aux luttes anticapitalistes et antiracistes — vers une forme de renoncement intime, feutrée, retranchée dans le quotidien. À mesure que s’imposent la vie domestique, les impératifs professionnels, l’isolement affectif et la pression d’un idéal de réussite inféodé au modèle libéral américain, la lutte se délite et se minéralise, se muant en stratégies individuelles de préservation politique. Ce repli, montré sans pathos ni condamnation, relève aussi d’un privilège : celui d’avoir la possibilité de « filer droit », d’endosser les codes attendus de la carrière ou du couple, et d’être ainsi partiellement soustraite aux répercussions de l’opinion patriarcale.

Girls for tomorrow

À l’inverse, la seule protagoniste noire, engagée dans un travail intellectuel exigeant sur l’histoire coloniale, demeure irréductiblement dans la lutte : son identité même rend toute désertion impossible, la conformité ne l’abritant pas des violences spécifiques — la misogynoir — qui la traversent. En révélant cet écart, Philippe montre que la résignation des trois autres femmes tient autant à la décomposition du paysage politique qu’à une position sociale qui leur laisse le pouvoir, profondément inégal, de se détourner de l’engagement. Le film capte alors, avec une justesse presque douloureuse, cette tension entre essoufflement, privilège et nécessité de lutter : la métamorphose d’un féminisme vibrant et collectif en une résistance plus diffuse, parfois résignée, mais jamais éteinte.


10 décembre 2025Nora Philippe