LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Josef Mengele, le médecin nazi du camp d’Auschwitz, parvient à s’enfuir en Amérique du Sud pour refaire sa vie dans la clandestinité. De Buenos Aires au Paraguay, en passant par le Brésil, celui qu’on a baptisé « L’Ange de la Mort » va organiser sa méthodique disparition pour échapper à toute forme de procès.
CRITIQUE DU FILM
Il y a des films qui, avant même leur première image, suscitent un malaise : par le poids de leur sujet, par l’ombre qu’ils convoquent, par les questions éthiques qu’ils imposent au spectateur. La Disparition de Josef Mengele, présenté en compétition à Cannes puis en ce mois de septembre à l’Étrange Festival, appartient à cette catégorie. Retracer les dernières décennies de l’un des criminels de guerre les plus infâmes du XXe siècle – tristement surnommé « l’ange de la mort » d’Auschwitz – n’allait pas de soi. D’emblée, la crainte est double : tomber dans la fascination morbide ou, au contraire, édulcorer l’horreur. C’est précisément entre ces deux écueils que le cinéaste russe Kirill Serebrennikov tente son équilibre fragile, avec une maîtrise formelle indéniable mais une démarche qui ne cesse d’interroger.
Avant d’aborder le cœur du film et ce qui pose réellement question, évacuons d’entrée les questions techniques. Que Serebrennikov soit un metteur en scène virtuose, personne n’en doutait. Son parcours théâtral et cinématographique (Leto, La femme de Tchaïkovski) l’a déjà prouvé à maintes reprises : précision de la mise en scène, audace narrative et visuelle, sens du cadre et de la musicalité font partie de ses signatures. La disparition de Josef Mengele en témoigne une fois encore, le côté démonstratif en moins. La photographie, toujours signée Vladislav Opelyants, adopte un noir et blanc ciselé où chaque contraste rappelle les films européens des années 1950-60. Plans serrés, profondeurs de champ réduites, grains marqués : tout concourt à replonger le spectateur dans l’époque. La musique, composée par Ilia Demoutski, s’inscrit dans la même logique. Cordes discrètes, motifs répétitifs, tonalités sombres composent un climat de paranoïa rappelant le film noir et le cinéma d’espionnage d’après-guerre.
Comme pour les suspenses de l’époque, le récit s’ouvre sur Mengele en cavale en Amérique du Sud, hanté par la peur d’être traqué. On le voit se débattre avec son orgueil blessé, son narcissisme pathologique, sa lâcheté de chaque instant. Mais l’interrogation surgit rapidement : fallait-il consacrer un film entier à la lente déchéance d’un criminel de guerre qui n’a cessé de nier l’évidence de ses crimes ?

La question résonne encore plus fort lorsqu’à mi-parcours, Serebrennikov opère une rupture radicale : un flashback que d’aucun trouvera a minima risqué, pour ne pas dire franchement discutable. Le noir et blanc s’efface soudainement pour laisser place à la couleur : finies la cavale et l’Amérique du Sud, nous voilà à Auschwitz. L’ambiance légère contraste brutalement avec ce qui s’annonce. Le cinéaste choisit alors de représenter l’inmontrable : les expérimentations atroces du “médecin” allemand. Conscient de la délicatesse du sujet et du danger d’une esthétisation, il décide de passer par l’œil d’une caméra de propagande nazie. Le procédé est habile, peut-être trop. Il rappelle l’impossibilité de filmer directement l’indicible tout en instaurant une distance formelle. Mais cette distance suffit-elle ? Peut-on réellement reconstituer à l’écran ce qui, par nature, échappe à toute représentation ? Et surtout, ces images apportent-elles quelque chose de plus au récit ? Chacun en jugera selon sa sensibilité, mais le malaise demeure.
Il fallait un acteur d’une justesse rare pour incarner une telle figure. August Diehl, familier des rôles complexes, livre une prestation glaçante. Vieillissant au fil des décennies de cavale, il conserve intacte l’ignoble arrogance de Mengele. Regards fuyants, silences pesants, accès de colère, le portrait est saisissant. Ni monstre caricatural, ni homme ordinaire : il compose un être abominable qui persiste à se présenter en savant, en figure d’autorité, alors qu’il n’est plus qu’un fugitif poursuivi pour ses crimes inhumains.

Au-delà de la biographie, le film entre en résonance avec notre époque. En filigrane, il rappelle combien les années 1930 furent, comme aujourd’hui, marquées par la désignation de boucs émissaires, par la mécanique de la déshumanisation et par l’exclusion systématique des minorités. Autant de réflexes qui ressurgissent aujourd’hui dans certains discours politiques et conflits contemporains. Sans jamais le souligner frontalement, Serebrennikov fait de son film un avertissement : les logiques qui ont conduit à l’abîme peuvent, encore, se remettre en marche.
Cette chronique de la clandestinité, des complicités et de la peur d’être jugé possède aussi une valeur psychologique et historique. Les retours en arrière, notamment sur les réseaux d’anciens fascistes en Amérique latine, montrent combien l’idéologie nazie a continué de circuler, nourrie par le fantasme d’une humanité « purifiée ». L’abjection de Mengele ne fait aucun doute, mais le film devient plus glaçant encore lorsqu’il révèle l’ampleur de l’impunité dont bénéficièrent bien d’autres criminels. Beaucoup restèrent en Allemagne, prospérèrent dans les sphères politiques et économiques, parfois pendant des décennies, comme si Nuremberg n’avait été qu’un épiphénomène. Certains financèrent même les fugitifs exilés en Amérique du Sud, maintenant vivace le fantasme d’un IIIe Reich ressuscité.
C’est peut-être là l’intérêt principal du film : rappeler que Mengele n’était pas une exception, mais le symbole d’un système de complicités et de silences qui permit à une idéologie meurtrière de survivre longtemps après la chute de l’Allemagne nazie et d’inspirer de nombreux régimes totalitaires de par le monde.
22 octobre 2025 – De Kirill Serebrennikov






