LA FEMME QUI EN SAVAIT TROP
En Iran, Tarlan, professeure de danse à la retraite, est témoin d’un meurtre commis par une personnalité influente du gouvernement. Elle le signale à la police qui refuse d’enquêter. Elle doit alors choisir entre céder aux pressions politiques ou risquer sa réputation et ses ressources pour obtenir justice.
Critique du film
En 2023, l’artiste Iranien Medhi Yarrahi a publié une chanson intitulée “Roosarito” en hommage à la mort de l’étudiante Jina Mahsa Amin ayant provoqué de nombreuses protestations iraniennes en 2022. Dans l’un de ses couplets, on pouvait alors entendre ce passage : “Enlève ton foulard et découvre tes cheveux, mon amour n’aies pas peur, ris, proteste contre les larmes”.
Le choix de cette musique lors du générique de La femme qui en savait trop encapsule à peu près toutes les intentions de l’œuvre. Dans la veine d’un cinéma iranien contestataire, le film de Nader Saeivar ne cache pas ses ambitions anti-régime. Les récents traitements infligés à la population iranienne lors des manifestations ont profondément marqué le pays, un traumatisme qui se ressent désormais à travers une pluralité de propositions visuelles, que ce soit Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof ou le plus proche Lire Lolita à Téhéran de Eran Riklis. Les enjeux sont similaires dans La femme qui en savait trop, si l’ensemble du peuple iranien subit les affres d’une théocratie autoritaire, les premières victimes en sont avant tout les femmes, premières opprimées d’une société antiféministe du fait d’un extrémisme religieux.
Ris, proteste contre les larmes
C’est au travers des yeux de Tarlan (Maryam Boubani) que nous suivons son enquête sur le meurtre de sa fille spirituelle, Zara. Une affaire dont l’ambiguïté s’amenuise rapidement pour en arriver à l’ultime conclusion, le crime est en réalité un féminicide perpétré par son mari. L’introduction, qui ouvrait sur une scène de danse au sein de laquelle les femmes remplissaient le cadre, laisse place à la disparition de l’une d’entre elles, prélude inéluctable pour ce qui s’avérera être un film à charge contre les mesures liberticides imposées à la tranche féminine de la nation. Si le régime Iranien ne peut supprimer les femmes de l’existence, il semble faire tout pour les restreindre, aussi bien leurs esprits, leurs actions que leurs corps.

Ainsi, dès le début, cet acte anodin qu’est la danse paraît déjà poser problème, en premier lieu au mari de Zara, semblant tout d’abord obnubilé par l’image que cela renvoie de lui avant que l’on comprenne que son inquiétude est plus despotique : par sa danse, l’obéissance de son épouse lui échappe. Le film peine parfois à faire de la danse un acte véritablement politique (comme le faisait, dans un contexte différent, White Nights de Taylor Hackford), la sobriété des regards et des paroles suffit bien souvent à décrire les véritables raisons de la mort de Zara, tout en explicitant les barrières auxquelles Tarlan est confrontée dans sa quête de vérité.
Hymne ou énigme ?
Mais si le long-métrage exalte la dignité des victimes, il tend en revanche à atténuer la charge contestataire d’une révolte que la brutalité du régime rendrait presque inéluctable. La conclusion chorégraphiée se déploie comme une invitation à un militantisme pacifiste, substituant à la riposte armée une réponse allégorique et poétique, où la danse s’érige en instrument politique de résistance. Cette résolution, cependant, laisse affleurer une ambivalence troublante : l’appel à la douceur face à la barbarie interroge sur ses véritables ressorts. Doit-on y discerner la volonté de proposer une image rassurante et universellement recevable de la lutte, ou bien une fidélité sincère à des formes de contestation enracinées dans l’expérience quotidienne des femmes iraniennes ?
Ce déplacement du conflit vers l’espace symbolique de l’art ouvre ainsi une interrogation plus vaste : magnifie-t-il la puissance de la résistance en lui donnant une dimension allégorique, ou bien en édulcore-t-il la portée en neutralisant l’âpreté d’un combat que la violence du régime semble condamner à l’affrontement ? Entre sublimation et atténuation, le geste chorégraphique devient à la fois hymne et énigme, révélant toute la complexité du rôle de l’art dans les luttes politiques.

Au delà de la symbolique de la danse, ce sont également des gestes en apparence insignifiants qui donnent une fenêtre plus directe sur l’autoritarisme permanent ; comme lorsque l’époux de Zara ferme les rideaux afin de garder « sa (ses) » femme(s) secrète(s), ou quand la fille de Tarlan, le visage contusionné et boursouflé par les coups de son mari, se voit reprise pour son non-port du hijab. L’œuvre peut parfois paraître timide, à tort, car c’est en laissant lentement couler le fil de l’intrigue que ressort le carcan insupportable vécu par les Iraniennes. Les manigances politiques, qui empêchent Tarlan de faire la lumière sur l’assassinat de sa fille, ne sont que la face découverte d’une architecture oppressive, vouée à perpétuer le plus longtemps possible.
Certains diront que l’actualité suffit amplement à se rendre compte de l’ampleur du désastre qu’est le régime politique d’Iran, mais toutes les œuvres citées dans cette critique permettent petit à petit de repousser les frontières de l’information, de faire connaître internationalement et sans conteste, un contexte aux allures de tyrannie. Inutile de rappeler le geste puissant de Rasoulof au festival de Cannes 2024 pour montrer à quel point cette liberté d’expression (et d’expansion) est chère aux artistes iraniens. Nader Saeivar ajoute d’ailleurs un nouveau point de vue à cette crise nationale, le personnage de Tarlan est un vaisseau narratif rarement utilisé. Son âge, sa carrière d’ancienne militante, ses traits ridés et ses yeux fatigués sont le visage d’une femme qui n’en peut plus, presque résignée face à une lutte impossible.
La femme qui en savait trop est un énième regard en direction de contestations de plus en plus féroces, si nous ne pouvions peut-être voir autrefois ces événements que par une petite lucarne, il semble évident que ces dernières années ont ouvert en grand la porte. Comme aime à le suggérer la fin du long-métrage, peut-être qu’un jour cette porte sera plus qu’une fenêtre d’expression, elle deviendra alors, le portail vers la liberté.
Noam Delcambre & Theo Karbowski
Bande-annonce
27 août 2025 – De Nader Saeivar






