THE TERRORIZERS
À Taipei, trois couples interagissent de façon involontaire. Un photographe et sa petite amie ; une délinquante et son complice ; une romancière et son mari – qui travaille dans un hôpital.
Critique du film
Un puzzle, une fiction dans la fiction, une fin à double tiroir : Edward Yang brouille les pistes dans ce thriller post-moderne où le cinéaste taïwanais filme la Taipei des années 80 comme une plante carnivore.
Taipei hystérie
Une cinquantaine de feuilles présentent chacune le détail du visage d’une jeune femme. Reconstitué, le puzzle occupe le mur d’un appartement où a eu lieu une fusillade, séquence introductive du film à l’issue de laquelle cette jeune femme prenait la fuite, en boitillant après s’être brisé la cheville en sautant d’un balcon. Nous avons vu cette scène au même titre que le jeune photographe qui, plus tard, emménage dans ce même appartement transformé en chambre noire. La ville voit tout et ne retient rien qu’un mouvement entropique où le moindre geste alimente et menace tout à la fois un équilibre chimérique.
Le grand cinéaste de la fluidité que deviendra Edward Yang à partir d’A Brighter Summer Day privilégie ici une vision partielle et un montage heurté. La manière d’isoler un objet, de découper la ville comme on détaille une viande, c’est à dire un corps vivant et un corps mort, mais aussi de jouer sur les analogies, instille un sentiment diffus de malaise. Dans ces espaces contraints, émergent des personnages reliés entre eux par des connexions obliques. Une écrivaine et un médecin forment un couple menacé par l’habitude que vient dérégler un coup de téléphone anonyme. Elle est en panne d’inspiration, recluse dans une petite pièce bureau où dit-elle : « j’ai épuisé toutes mes émotions, mon monde devient de plus en plus petit ». Edward Yang reprendra ce même sentiment de vacuité avec le personnage de la mère dans Yi Yi, ébranlée au moment de parler à sa mère tombée dans le coma. Elle renoue alors avec un ancien amant tandis que son mari dénonce un collègue ami afin d’augmenter ses chances de remplacer le chef de service qui vient de succomber à une crise cardiaque. On bouscule les meubles ou la morale pour avancer, s’extirper d’une torpeur qui est aussi un vortex. On apprend que le couple a perdu un enfant, on croirait volontiers que la ville l’a mangé.

Le vers est dans le fruit
Les années 80 à Taïwan, exemplairement à Taipei, sont celles du basculement de la tradition vers une culture occidentalisée et surtout de l’accélération capitaliste aveugle. C’est ce moment qu’Edward Yang documente. Ce n’est sans doute pas un hasard si le personnage qui déclenche le dérèglement est interprété par une comédienne eurasienne, surnommée la bâtarde blanche.
D’abord entrelacés dans un récit énigmatique, les destins d’une poignée de personnages se nouent progressivement autour des motifs du thriller mental. L’écrivaine en panne accouche finalement d’un roman dont la trame narrative est un rejet (au sens botanique) du film. Entre temps, elle a rompu dans une séquence de pure claustrophobie où l’exiguïté la contraint à regarder son mari face caméra (sorte d’antithèse dreyerienne, on pense à Gertrud qui, dans la grande séquence d’ouverture, annonce à son mari qu’elle le quitte sans jamais que leurs regards ne se croisent). Le roman obtient un prix important mais, loin d’apaiser la crise du couple, il la gorge d’un parfum d’injustice. Sur le point de recoller les morceaux d’une histoire qui lui échappe, le mari délaissé se lance dans une enquête qui se conclut dans le sang. Yang propose alors deux issues, aussi tragiques l’une que l’autre, comme deux branches génétiquement gâtées par une maladie profondément enracinée dans l’enchevêtrement des immeubles, des rues, des quartiers. L’ordre de présentation des deux conjectures, évidemment importe. La seconde impose l’idée d’une bivalence, corps mort et corps vivant indissociables.
Le chaos de la ville fragmente son portrait en même temps qu’il nécrose son harmonie. Il suffit d’un courant d’air pour que le puzzle vole au vent. Entre Blow Up et Mulholland Drive, il est permis de placer The Terrorizers dans la lignée des grands mirages détraqués.






