Sarah Friedland

SARAH FRIEDLAND | Interview

À travers le portrait sensible de Ruth, personnage féminin aux multiples facettes, À feu doux questionne les liens intergénérationnels, la mémoire et la place du soin dans nos sociétés. Inspirée par ses racines familiales et son expérience d’aide-soignante, la réalisatrice Sarah Friedland nous plonge au cœur des défis contemporains du vieillissement aux États-Unis, où vieillir dignement semble devenu un privilège. Dans cet entretien, la cinéaste nous livre son regard intime et politique sur la mémoire, la solidarité et l’éthique du soin, appelant à une redéfinition collective de nos rapports aux aînés et à la dépendance.

À feu doux est né d’expériences personnelles et professionnelles. Comment le décalage émotionnel entre l’histoire personnelle de votre grand-mère et la façon dont on parlait d’elle a-t-il façonné l’idée centrale du film ?

Sarah Friedland : J’ai pris conscience de ce décalage vers mes 16 ans. Ma grand-mère était éditrice de poésie et intellectuelle, et sa perception d’elle-même était profondément ancrée dans sa relation au langage. Ce à quoi vous faites référence, c’est qu’il y avait un décalage entre les paroles de ma famille, presque au passé, non par malveillance, mais parce qu’ils regrettaient cette version d’elle qu’elle leur avait appris à valoriser. Elle avait élevé mon père, ma tante et nous, réciproquement, dans cette idée de valorisation de l’expression par-dessus tout. À l’époque, je commençais à étudier la danse et je m’intéressais de près à l’expression incarnée et à notre moi incarné, même si je n’aurais pas, pu, alors, vous l’exprimer clairement. J’étais adolescente, mais j’en avais déjà les prémices.

Je ne pouvais pas me défaire de ce sentiment de contraste entre la personne que nous décrivions comme disparue et celle qui était bien là, mais simplement présente et s’exprimant autrement. Et cela m’a hantée pendant de nombreuses années. Je pense que c’est de là que vient l’idée centrale de créer une étude de personnage sur une personne en transition, où l’on ne découvre pas son identité par la cognition, mais par la sensation et l’incarnation. Ça me semblait être une approche intéressante pour moi en tant qu’étude de personnage, car souvent les récits que nous avons des personnes âgées tournent autour d’une sorte de drame du déclin, d’une personne qui dépérit, ou d’une sorte de tragédie de la perte. Et cette perspective vient du regard de leur entourage, plutôt que de celui de la personne elle-même.

Environ dix ans après la mort de ma grand-mère, j’ai commencé à travailler comme aide-soignante à temps partiel. J’avais exercé tous les petits boulots possibles sur un plateau de tournage et j’en suis arrivée à un point où je me suis dit que si je voulais faire du cinéma et que je ne voulais pas être une de ces réalisateur.ices qui ne font que des films sur des gens qui font des films, je devais rencontrer d’autres personnes, mais j’avais besoin d’un travail à temps plein. J’ai donc quitté mon poste de production à l’époque. Et j’ai remarqué chez mes clients qu’ils ne se considéraient pas comme les protagonistes d’une tragédie. Ils étaient davantage attachés à la continuité de leur identité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de perte, pas de deuil, mais ils portaient ça en eux, même face à ces changements cognitifs et à leurs besoins de soins. Et pendant nos services, il y avait tellement de poésie, d’absurdité, de joie et d’humour. Il y avait toutes ces autres tonalités que je ne voyais pas représentées dans notre cinéma du vieillissement.

C’est un regard plus rare, effectivement…

Je l’espère. Et je pense que l’autre élément qui a inspiré ce concept est ce qui m’a le plus surprise en tant qu’aide-soignante. J’avais une vingtaine d’années à l’époque, et mes clients octogénaires et nonagénaires s’identifiaient à moi. Ils ne me voyaient pas forcément comme leur cadette, mais comme leur pair. J’ai commencé à m’identifier à eux, et il y a eu ce changement de perspective : l’identité liée à l’âge n’est plus aussi figée, que l’on soit atteint de démence ou non, on peut accéder à tous les êtres que l’on a été, à son moi enfant, à son moi adolescent, et que les personnes atteintes de pertes de mémoire sont peut-être un peu plus libres et oscillent entre les deux.

Je pense que c’est cette expérience qui m’a amenée à appréhender À feu doux comme un film sur le passage à l’âge adulte, mais aussi à aborder comme une étude des personnages de manière à ce que l’on ne rencontre pas seulement Ruth en tant que vieille femme, mais toutes les Ruth qu’elle a été.

A feu doux

© Arizona distribution

On sent clairement que Ruth retrouve sa jeunesse – dans la piscine, au bal, sous la douche. Comment avez-vous abordé cette idée de fluidité temporelle et de « rejoindre tous les âges à la fois » sans avoir recours aux flashbacks ?

Je savais très tôt que je ferais le choix de ne pas faire de flashbacks, car je pense que les flashbacks ont une logique âgiste : on les voit jeunes et belles, comme pour dire : « Oh, elles étaient une personne », au lieu de les voir dans le présent et de dire qu’elles sont une personne. Je savais donc qu’il n’y en aurait pas, mais la question était : comment voir toutes ces jeunes versions sans flashbacks ? Et je pense que l’une des solutions était l’incarnation de Ruth. Le scénario était assez précis, décrivant Ruth apparaissant dans différentes scènes comme une version plus jeune d’elle-même. Et mon écriture n’était pas explicitée, du genre « Ruth a 20 ans », mais plutôt une tentative de décrire un certain comportement, une certaine physicalité qui indiquerait qu’elle est plus jeune.

C’était une partie du plaisir d’écrire un scénario, de se dire : « Bon, peut-être qu’elle se réveille en pensant être en retard au travail, et d’essayer d’imaginer son histoire. Avait-elle été cuisinière dans un restaurant de Brooklyn quand elle avait 20 ans, et est-ce bien ce qu’elle pense ? » C’était en quelque sorte écrit à travers ses tâches et ses mouvements dans le scénario. Et le plus extraordinaire, c’était de voir Kathleen Chalfant s’en inspirer et lui donner vie. Dès le début du tournage, nous avons décidé de parler de chaque scène comme si elle était indépendante, sans nous soucier de ce qui précédait ou de ce qui allait suivre, et que cela lui donnerait la liberté d’apparaître dans l’instant présent, quelle que soit la Ruth qu’elle était. La voir jouer avec ça était tout simplement une leçon de jeu magistrale.

Je voulais envisager ce que cela représenterait pour ces femmes de perdre une partie de leur autonomie. En tant que jeune femme féministe, j’essayais d’imaginer qui s’occuperait d’elles et à quoi ressembleraient leurs journées, leurs désirs et leurs rêves.

Pour rebondir sur ce que vous dites sur l’âgisme, on remarque souvent que, dans les nécrologies par exemple, lorsqu’un acteur ou une actrice décède, encore plus s’il s’agit d’une femme, on a tendance à utiliser des photos d’elle jeune. Ce qui est beau et assez rare dans votre film, c’est que vous montrez une femme octogénaire qui a encore des désirs, qui ressent encore un besoin de connexion, de tendresse…

Vu la façon dont nous avons conçu les plans et que Kathleen Chalfant est absolument magnifique à 80 ans, je voulais que le regard du film reconnaisse sa beauté sur le moment, par opposition à sa beauté de jeune femme. Et je pense que c’est l’une des façons, comme vous le suggérez, où l’âgisme et le sexisme se croisent. Généralement, au cinéma, quand on voit la sexualité d’une femme âgée, c’est souvent un ressort comique. On la présente comme mignonne ou drôle. Pour moi, c’est tellement humiliant. On a une sexualité de la naissance à la mort. Et que cela puisse paraître drôle aux yeux d’autrui me perturbe profondément. Il était donc très important de montrer que Ruth continue d’éprouver du désir car, bien sûr, elle est toujours en vie. Et donc, le désir, qu’il s’agisse de désir sexuel ou d’un aliment particulier, fait partie intégrante de sa force vitale et perdurera. C’est quelque chose que j’ai constaté avec mes clients.

Non seulement, même les séniors ont encore de la sexualité et du désir, mais l’un des effets de la démence est une plus grande désinhibition. Certaines pulsions, qu’on garderait autrement pour soi, sont alors mises en pratique. Cela signifie qu’il peut y avoir des moments dits inappropriés, comme par exemple de draguer son fils. Ayant pu côtoyer de nombreuses personnes atteintes de démence, on est aussi témoin de ce spectre plus large de comportements humains que nous avons tous, mais que nous taisons. Entre Kathleen (Chalfant) et moi, une grande partie de notre conversation portait sur la façon de montrer le désir de Ruth, même s’il est dirigé vers les mauvaises personnes. Comment montrer ce désir sans le rendre honteux ?

À propos de la démence, la perte de mémoire et de filtres, était-ce intentionnel de ne pas mentionner le terme « Alzheimer » pour avoir une portée plus large, peut-être ?

Oui, je ne voulais pas le mentionner, car je voulais que le film reste dans la perspective de Ruth. Son expérience ne relève pas d’un diagnostic. Elle la vit elle-même. Je voulais donc éviter tout lexique médical car, premièrement, je ne pense pas qu’elle se souviendrait forcément du mot, et deuxièmement, je ne voulais pas limiter son expérience à un diagnostic médical, mais plutôt que le spectateur perçoive sa propre expérience et sa relation avec son entourage à travers elle-même, plutôt qu’à travers une définition médicale. J’ai donc évité ce mot, car je ne pensais pas que ce serait de son point de vue.

Vous avez également fait le choix de ne pas vous appesantir sur certains moments précis comme lorsque le fils quitte l’établissement, peut-être afin de ne pas changer de point de vue – à l’exception d’une scène où le fils doit vider sa maison et récupérer ses affaires… 

Nous avons pensé à cette scène comme étant toujours de son point de vue. Nous l’avons réalisé lors du montage, comme c’est la seule scène où elle n’est pas présente. Et nous pensions à sa présence, car sa vie et son histoire sont profondément ancrées dans sa maison. Nous avons donc joué avec la logique. Je ne suis pas la mieux placée pour savoir si ça fonctionne ou non, mais on pensait que, quelque part, Ruth serait toujours présente même dans cette scène, même si elle n’est pas physiquement présente.  Le point de vue de son fils, Steve, c’est celui qu’on voit au cinéma. Une grande partie de l’écriture consistait à trouver comment honorer l’expérience émotionnelle de Ruth sans négliger celles de ses proches et du personnel soignant, comment les honorer en tant que personnes à part entière sans jamais s’aligner complètement sur leur point de vue ? Beaucoup de questions ont contribué à façonner le film.

Les soins que l’on voit dans le film représentent un idéal.

Est-ce que le fait d’avoir impliqué les résidents de Villa Gardens non seulement en tant qu’interprètes, mais aussi en tant que collaborateurs dans le cadre d’ateliers, a remodelé le récit et, peut-être, a contribué à résister à l’âgisme, tant sur le plan thématique que méthodologique ?

J’ai commencé à réaliser des films en collaboration avec des personnes âgées dès 2016. J’ai réalisé un court-métrage intitulé « Home Exercises » qui traitait des schémas chorégraphiques des personnes âgées à domicile. Lors de la réalisation de ce film, avec des artistes non professionnels, j’ai constaté qu’ils s’intéressaient autant aux mécanismes de production qu’à la performance. Ils voulaient en savoir plus sur la caméra, le son, la lumière. Et j’ai alors pris conscience que la réalisation cinématographique est largement négligée comme matière d’apprentissage continu.

Je pense qu’à cause de l’âgisme, les gens se disent que les personnes âgées ne peuvent pas utiliser la technologie, ce que j’ai trouvé totalement faux. J’ai donc commencé à enseigner la réalisation cinématographique à des personnes âgées et j’ai trouvé que c’était un processus incroyable. Ces personnes, qui ont regardé des films pendant des décennies, ont une grande culture médiatique. Et c’est une forme qui plaît à une grande variété d’apprenants, car elle intègre la performance, l’écriture, la conception visuelle et l’artisanat. C’est à ce moment-là que j’ai compris que si nous voulions réaliser ce film avec cette perspective anti-âgiste, considérant les personnes âgées comme talentueuses et capables, nous devions le faire avec le même état d’esprit.

Familiar touch

© Arizona distribution

C’est ce que nous avons fait : nos chefs de service et moi-même avons suivi un atelier de réalisation de cinq semaines à Villa Gardens, l’établissement où nous dirigions ce type de projet. Chaque semaine, la première séance était animée par un membre différent de notre équipe. Notre chef opérateur enseignait la photographie, Carolyn Michelle Smith, qui joue Vanessa, le jeu d’acteur, notre chef décorateur s’occupait de la conception artistique, etc. Ensuite, lors de la deuxième séance de chaque semaine, les résidents réalisaient un court métrage de leur propre création. Chaque semaine, les rôles étaient alternés. Si vous jouiez une semaine, vous mettiez en scène la semaine suivante. Si vous écriviez, vous étiez chef décorateur, etc. Pendant ces cinq semaines, nous avons pu observer les résidents découvrir leurs talents.

Ils ont compris les mécanismes de la production, si bien qu’au moment du tournage de notre première prise, ils connaissaient toute l’équipe. Ils savaient qui faisait quoi, comment fonctionnaient les prises et les plans. Ils comprenaient plus ou moins à quoi ils participaient. Et ils se sont ensuite inscrits au département qui les intéressait. Car beaucoup de gens ont découvert lors des ateliers qu’ils ne voulaient pas vraiment jouer. Ils préféraient travailler sur la conception de la production ou faire du casting pour les décors.

En revanche, je dirais que ça n’a pas tellement changé le scénario, car à ce moment-là, je l’avais retravaillé pendant dix ans et il était vraiment ce qu’il était. Mais ça a probablement permis d’en peaufiner le ton. Les résidents et les soignants nous ont vraiment aidés à bien cerner les détails du travail de soignant. Mais aussi pour l’humour. Les nombreux moments drôles, comme les scènes de la puce, de la loupe ou des casques de réalité virtuelle, sont des faits réels. Dans les milieux de soins collectifs, on conserve un certain humour, où l’on ne se moque pas d’eux, mais avec eux. Et je pense que c’est le fait qu’ils soient les principaux acteurs de ces scènes qui fait la force de cet humour. Les résidents et le personnel nous ont aussi apporté des corrections sur les détails du service des repas, de l’administration des médicaments, du bain. Je pense que c’est grâce à ces détails que nous avons vraiment réussi.

Vous rendez un bel hommage au travail des soignants et des auxiliaires de vie, même si on peut aisément imaginer qu’il s’agit d’une résidence de standing, pour les séniors aisés… Avez-vous décidé d’emblée que vous ne vouliez pas montrer les problèmes liés au manque d’effectifs qui a des répercussions sur la qualité des soins pour les personnes âgées aux Etats-Unis ?

Les soins que l’on voit dans le film sont en quelque sorte idéaux. Personnellement, je pense qu’il devrait y avoir des soins universels pour les personnes âgées aux États-Unis. Or, ce n’est pas le cas. Nous traversons une période où, sous l’administration Trump, les infrastructures de soins sont en train d’être démantelées et les soins aux personnes âgées deviennent encore plus inaccessibles et inéquitables. Nous avions conscience de dépeindre un personnage aisé, vivant dans un cadre de soins très privilégié. Et ce choix vient en partie de la volonté de raconter une histoire spécifique à la classe sociale. J’ai imaginé que Ruth avait grandi dans la classe ouvrière et que par sa carrière de cheffe, elle est devenue plutôt de la classe moyenne, voire supérieure. Et je souhaitais qu’elle se voit plus jeune, regardant autour d’elle et se demandant qui sont tous ces riches… À bien des égards, elle s’identifierait davantage aux soignants.

Mais ce choix est aussi en grande partie dû au fait que je voulais montrer la dignité et la compétence des soignants. Aux États-Unis, il existe également un énorme problème de maltraitance envers les personnes âgées, de ratio soignants/personnes âgées et de qualité des soins. La plupart des gens n’ont pas les moyens de se faire soigner. Les problèmes sont nombreux. Mais je crois que cette maltraitance, ce manque de soins, ne vient pas de la malveillance des soignants, mais d’un manque de ressources et d’infrastructures. J’avais peur qu’en situant le film dans un contexte défavorisé, je ne puisse pas montrer la délicatesse et l’immense savoir-faire de ce travail de soignant. C’est en partie ce qui m’a poussée à penser qu’il fallait situer le film dans une communauté aisée et presque idéale, car c’est là que l’on peut voir ce temps et cette réciprocité. Car je pense qu’un autre problème dans la représentation du soin au cinéma, c’est que les soignants sont généralement relégués au second plan et que, s’ils sont représentés, leur travail n’est pas mis en valeur.

Même si le cadre que j’ai créé n’est pas représentatif de la grande majorité des établissements de soins aux États-Unis, je voulais montrer l’immense compétence des soignants, car je pense que c’est la profession la plus importante, c’est leur travail qui rend nos vies possibles. Si j’avais mis davantage l’accent sur leurs conditions de travail, cela aurait peut-être changé le ton et je pensais qu’on a déjà vu des films sur ces sujets-là.

Pour revenir au sujet de la mémoire de Ruth, elle semble davantage ancrée dans son passé sensoriel et politique que dans son rôle de mère. Comment avez-vous imaginé son histoire personnelle et ses multiples facettes – féministe, juive, gauchiste – pour les laisser émerger au présent ? Est-ce que ces traits de personnalité était fortement inspirés de votre grand-mère ? 

Il y a certainement des échos de ma grand-mère et de mon grand-père, que je n’ai jamais rencontré. Tous deux ont grandi dans des milieux juifs immigrés de gauche à New York au début du XXe siècle et se sont rencontrés alors qu’ils étaient tous deux membres du Parti communiste à l’époque, et ont vécu une sorte d’amour rouge… Des amoureux de gauche, si vous voulez (rires). Je voulais donc absolument rendre hommage à ce milieu particulier de juifs new-yorkais de gauche. Mais je pense que le fil conducteur le plus fort était de penser à la génération de féministes de Ruth, et en particulier aux artistes et écrivaines féministes. Et je considère que ce personnage de cuisinière est une artiste qui a grandi dans cette sorte de moment contre-culturel de libération des femmes, pour qui l’indépendance et une vie professionnelle qui leur était propre n’étaient pas des acquis.

Je voulais aussi envisager ce que cela représenterait pour ces femmes de perdre une partie de leur autonomie. J’essayais d’imaginer qui s’occuperait de ces femmes, à quoi ressembleraient leurs journées, leurs désirs et leurs rêves à cet âge, à un moment où la société les relègue au second plan et les considère comme dévalorisées. En tant que jeune femme féministe, j’essayais d’imaginer comment se déroulent les journées des femmes qui ont permis à ma génération de vivre. Et aussi parce que j’ai pris soin de certaines d’entre elles.

Lorsque j’étais aide-soignante, l’une de mes clientes était une artiste extraordinaire d’une soixantaine d’années qui avait fait partie du milieu des artistes féministes radicales des années 60. Je voulais leur rendre hommage. Je ne sais pas comment c’est en France, mais aux États-Unis, nous vivons dans une culture qui considère le soin comme une forme de dépendance et un fardeau. C’est terrible d’avoir besoin de soins aux États-Unis. Vous êtes un fardeau pour vos proches et un fardeau pour la société. Et je pense que c’est une éthique féministe. L’interdépendance est une éthique féministe. Cette idée que nous sommes tous interdépendants en permanence et que nous donnons et recevons des soins. Nous échangeons nos dons et ce que l’on reçoit à tout moment de notre vie, non seulement lorsque nous sommes bébés et personnes âgées, mais aussi dans l’intervalle.

J’aimerais qu’on accorde plus d’importance à la politique du soin car je le considère comme faisant partie intégrante de notre travail et de notre vie, même si nous ne sommes pas une personne âgée.

La société cloisonnée par l’âge crée des conflits générationnels, alors que les relations intergénérationnelles peuvent être une richesse extraordinaire.

Ce qui est aussi très beau dans votre histoire, c’est de voir comment les gens se connectent. Ruth ne se connecte pas forcément avec les autres résidents. Elle se rapproche du personnel, du directeur ou de son auxiliaire. Il n’est plus question de statut social, d’origine ou de génération. Dans nos sociétés occidentales, en France en particulier, les générations ne se parlent plus forcément. Nos aînés trouvent les jeunes grossiers ou agaçants avec leurs luttes identitaires, leurs revendications sociales ou leurs combats pour les droits LGBTQ+. Dans votre film, on voit comment une femme octogénaire peut entretenir des liens très forts avec quelqu’un de beaucoup plus jeune qu’elle, peut-être d’un autre milieu social. Comme ce que vous avez expérimenté dans vos missions d’aide-soignante… 

Absolument, je crois qu’en France comme aux États-Unis, on assiste à toutes ces polémiques autour des conflits générationnels. Mais je pense aussi que c’est parce que les dirigeants ont orchestré une société cloisonnée par l’âge. On compte de plus en plus de personnes âgées, dont les infrastructures de vie sont séparées du reste des vivants. Avec ce cloisonnement, il n’est pas étonnant qu’il y ait des conflits si on ne vit pas ensemble. Personnellement, j’ai vécu des relations intergénérationnelles extraordinaires, et beaucoup d’entre elles sont nées du travail, pas seulement auprès de personnes âgées. Mais j’en ai aussi vécu en dehors du travail, par le biais du mentorat et de l’amitié.

A feu doux

© Arizona distribution

Je trouve que c’est une belle chose d’avoir des relations intergénérationnelles. C’est incroyable. En discutant et en interviewant d’autres soignants, j’ai entendu de nombreux témoignages de soignants issus d’une classe sociale différente ou ayant immigré aux États-Unis, qui ont une expérience différente de celle des personnes dont ils s’occupent, et pourtant, qui entretiennent une profonde intimité. Et je pense que ce que les gens ne comprennent pas toujours dans le travail de soignant, c’est que même s’il s’agit d’une relation de travail, il y a toujours une réelle attention, des sentiments et une intimité. Je n’avais jamais vu ce genre de lien émotionnel représenté.

Je pense que son identité d’âge et de classe sociale vient d’une période plus jeune de sa vie. Elle s’identifie en partie à Brian et Vanessa parce qu’elle veut être elle-même à 20 ans, à une époque où elle était plus jeune et se voyait comme une travailleuse. Elle ressent sûrement cet attrait pour une jeune personne plutôt que pour ce qu’elle perçoit comme les vieux riches dont elle n’a pas le sentiment de faire partie, même si en fait elle en fait partie matériellement.

Lors d’une scène, on la voit entrer dans la cuisine de l’établissement et s’installer comme cheffe, comme si elle était la maîtresse des lieux. Elle maîtrise son sujet, était-ce aussi une façon de montrer qu’elle ne se considère pas comme dépendante et qu’elle est encore capable d’être aux commandes ?

Oui, absolument, et je pense que c’est un autre changement de mentalité que nous devons avoir concernant les soins : ce n’est pas parce qu’une personne a besoin de soins pour vivre qu’elle n’a plus rien à offrir aux autres. Et il y a tellement de choses, dans les relations de soins… Il peut y avoir beaucoup de réciprocité, et il était donc important de voir ce que Ruth apporte à Vanessa, et ce qu’elle peut encore apporter, dans son cas, c’est de la nourriture et une sorte de bienveillance maternelle.

L’interdépendance est une éthique féministe. Nous sommes tous interdépendants en permanence, donnant et recevant des soins tout au long de notre vie.

Vous avez déclaré que le vieillissement est souvent perçu comme une disparition plutôt qu’une continuation. Qu’espérez-vous que ce film apporte au discours culturel et politique sur le vieillissement, les soins et la dignité aux Etats-Unis en particulier ?

Mon film est sorti la semaine dernière. Nous avons eu de très belles conversations lors des séances de questions-réponses. Kathleen, notre actrice principale, et moi venons d’écrire une tribune sur la nécessité de sauver Medicaid. En ce moment, l’administration Trump tente de présenter un projet de loi qui réduirait les soins pour 16 millions de personnes âgées. Dans mon film, Ruth peut vieillir dans la dignité, mais tant d’Américains ne le peuvent pas, ils n’ont pas accès aux soins dont ils ont besoin pour vieillir dans la dignité.

C’est désolant…

C’est absolument effrayant, et vieillir dans la dignité est devenu un privilège en Amérique plutôt qu’un droit, pourtant cela doit être un droit. Nous avons beaucoup discuté avec les spectateurs de leur rapport à leur propre vieillissement, de leur rapport aux soins qu’ils prodiguent ou reçoivent de leurs proches, et de leur désir collectif d’imaginer un autre type d’infrastructure, où chacun puisse vieillir avec les soins dont il a besoin. C’est un moment terrifiant.

Les populations vieillissent de plus en plus et il faut vraiment être à la hauteur de ce sujet, le droit de finir ses jours dignement… En France, il est question d’un projet de loi sur la fin de vie mais aussi de la qualité des soins dans les établissements spécialisés pour les séniors, mais il a été reporté à plusieurs reprises… De ce que vous dites, la situation a l’air encore plus dramatique aux Etats-Unis… 

J’ai eu beaucoup de chance de m’organiser avec un mouvement appelé Caring Across Generations, qui essaie de créer un mouvement autour des soins, car tout le monde vieillit, reçoit des soins, ou en prodigue, ou les trois à la fois. Tout le monde est concerné par ce sujet, et j’espère donc que nous pourrons trouver une sorte de politique plus collective autour du vieillissement et des soins, car c’est notre vie à tous qui en dépend.


Propos recueillis, traduits et édités par T.P pour Le Bleu du Miroir


Remerciements : Sarah Friedland, Pierre Galuffo
Photo portrait © Le Bleu du Miroir