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UCHO

Ludvík et Anna forment un couple bien intégré dans le parti d’État communiste, en place depuis le putsch de 1948. Ils sont, de fait, habitués à ce que leurs conversations et leur intimité soient surveillées par des micros placés dans leur maison, qu’ils appellent l’Oreille, « Ucho ». Pourtant, en rentrant chez eux un soir, ils sont pris d’une crise de paranoïa : ils sont persuadés que Ludvík va se faire arrêter. S’ensuit une longue nuit d’angoisse, de désespoir et d’humour mordant, où les failles d’un mariage sans amour, écrasé par la surveillance, se dévoilent.

Critique du film

Un spectre hante l’habitation : le spectre du communisme. Plus précisément, du Parti communiste tchécoslovaque. Avec son film en quasi huis-clos truffé d’oreilles invisibles, Karel Kachyna revisite la phrase de Marx et Engels. Tourné à la fin des années 1960, Ucho, comme nombre de ses congénères (La Plaisanterie, Les Oiseaux, les orphelins et les fous, L’Incinérateur de cadavres), a bénéficié de la vague de liberté qui a précédé la répression du Printemps de Prague pour expérimenter et, ici, critiquer ouvertement le régime. Surveillance de masse, paranoïa collective, hypocrisie et couteaux dans le dos ponctuent le long-métrage, dont la sortie sera avortée par la censure. Pendant plus de vingt ans, Ucho a donc résonné dans le vide. Et, à l’exception d’un passage au festival de Cannes dans les années 1990, il était jusqu’ici impossible de voir le film en France. Malheur résolu, grâce au distributeur Contre-jour.

Où sont passées les clefs ? Et cette porte, qu’on jurerait avoir fermée. Puis les dossiers qu’on ne retrouve plus, l’électricité qui saute, le téléphone qui coupe, la voiture garée devant la maison. Au fur et à mesure, les signes, les plans resserrés et les disputes conjugales se multiplient, instillant dans la maison un malaise persistant. Ucho est un film de dissonances : au sein du foyer, du couple, du régime, tout n’est qu’estimations, conflits et négociations implicites. La redéfinition constante des rapports de pouvoir caractérise aussi bien la sphère intime que la sphère politique ; tandis qu’Anna et Ludvík se déchirent pour avoir l’avantage sur l’autre, un ministre jusqu’ici en vogue est limogé sans raison apparente. Les méthodes sont obscures, les dominations changeantes : sous l’écoute attentive d’une Oreille qui ne répond jamais, les hommes se battent dans la boue.

ucho film

Avec son huis-clos, sa caméra au plus près des visages et son noir et blanc envoûtant, Ucho scrute ses personnages comme des souris de laboratoire. Anna et Ludvík, à la merci des volontés d’un Parti indéchiffrable, ne sortent de leur enfermement physique qu’à travers une série de flashbacks ramenant à la soirée qu’ils viennent de passer. Peu à peu, ces souvenirs, vus à travers les yeux de Ludvík, prennent un autre sens ; Mme Untel sous-entendait-elle quelque chose en parlant de notre chauffage ? A-t-on rappelé mon lien avec le ministre qui vient d’être arrêté ? T’a-t-on appelée par ton prénom, auquel cas nous sommes sauvés ?

En nous faisant naviguer en caméra subjective entre les regards et les jeux de sourcils de haut-fonctionnaires cupides, Karel Kachyna place le spectateur au cœur de l’engrenage : nous aussi, nous mentons, dissimulons et réécrivons l’histoire pour nous adapter à une situation que nous ne connaissons pas encore, dans l’espoir d’en tirer profit ou, du moins, le moindre mal. Mais ces mensonges ne servent à rien. Revenus dans cette maison emplie de micros, la caméra est notre Oreille : peu importe la pièce où le couple pense se réfugier, nous voyons tout. Par cette ultime association, Ucho nous renvoie au visage notre satisfaction voyeuriste du dévoilement total.

En pleine maîtrise, Karel Kachyna signe une critique politique acerbe, où l’intimité se révèle aussi artificielle qu’un champ de fleurs éclairé par des projecteurs — le plus beau plan du film.

Pauline Ciraci

Bande-annonce

Ressortie cinéma le 12 mars 2025, en version restaurée 4K.