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MARYAM TOUZANI | Entretien

Née en 1980 à Tanger, Maryam Touzani devient d’abord journaliste après des études à Londres. Devenue réalisatrice de courts-métrages et de documentaires, elle passe pour la première fois devant la caméra avec Razzia, qu’elle a co-écrit avec le réalisateur Nabil Ayouch, son compagnon à la ville, et dans lequel elle interprète Salima, l’un des rôles principaux. Nous l’avons rencontrée pour la sortie du film et profité de l’occasion pour évoquer avec elle la condition des femmes au Maroc, ce pays qu’elle dit écrasé par les tabous et l’hypocrisie. 

Comment s’est déroulée l’écriture du scénario de Razzia ?

Concrètement, le film est né après Much Loved qui a été une claque pour nous, une période très violente et très difficile à traverser mais aussi très révélatrice. Nabil a ressenti le besoin et l’urgence de raconter ce qui se passait. Il avait déjà les cinq personnages en tête. Il savait ce qu’il avait envie de raconter par cette histoire et il s’en est ouvert à moi. On a commencé à en parler, puis à en reparler une autre fois. On a commencé à échanger dessus, à écrire dessus chacun de notre côté, des séquences, des personnages. Petit à petit, l’histoire s’est mise en place et le scénario a commencé à avancer avant même qu’on commence à l’écrire ensemble. On s’était déjà retrouvés en train de l’écrire, quelque part. Cela s’est fait de manière très naturelle. Nabil et moi sommes très complémentaires dans notre manière de voir les choses, de travailler. On a des sensibilités qui se complètent très bien et on ne s’est jamais marché sur les pieds même si parfois, pour beaucoup de gens, c’est compliqué d’écrire à quatre mains. Pour nous, c’était quelque chose de très personnel et on a pu l’enrichir chacun de notre vision personnelle, de notre regard, notre expérience. Mais aussi beaucoup de mon expérience en tant que femme pour les personnages de Salima, de Inès, de Yto. Il y a des choses que je ressens ou que j’ai ressenti en tant que femme dans ma société que j’ai pu transmettre aussi au personnage de Salima et aux autres personnages féminins. Ce regard féminin est venu compléter quelque part le regard à la fois féminin et masculin de Nabil qui est très en phase avec sa féminité.

Comment avez-vous abordé le fait de passer devant la caméra, vous qui jusqu’ici étiez plutôt réalisatrice ?

Passer devant la caméra m’a mise face à une nouvelle manière de m’exprimer. Je suis réalisatrice aussi et j’ai toujours adoré observer le travail des comédiens et voir comment ils arrivent à transmettre des choses dans le jeu. Me retrouver dans cette situation, pouvoir moi aussi transmettre, j’ai trouvé cela magnifique. Et il y a quelque chose de très naturel dans le fait de passer de l’un à l’autre parce qu’il vient du même désir d’expression.

Relever sa jupe, au lieu de la baisser, est un acte politique pour moi.

Est-ce en partie autobiographique ? Est-ce que Salima, c’est – un peu -vous ?

Il y a beaucoup de moi en Salima et il y a beaucoup de Salima en moi. Salima dans l’espace public, Salima dans sa place de femme dans une société qui devient de plus en plus étouffante, où je sens en tant que femme que ma place est de plus en plus limitée, qu’on a envie de me cacher, de me dire ce que je dois être, qui je dois être, comment je dois m’habiller, comment je dois réfléchir. Le diktat de la société est très fort et lourd. Ce sont des choses que j’ai ressenties dans l’espace public et ce sont ces combats que j’ai voulu transmettre, que je mène aussi moi-même dans mon quotidien. Il y a cinq ans, je pouvais aller me baigner sur la plage en bas de chez moi en maillot deux pièces sans réfléchir. Maintenant, cela devient compliqué, autour de moi, je ne vois que des femmes en niqab, qui se baignent totalement habillées. Je pourrais aller dans une plage privée mais j’ai envie d’aller dans une plage publique, comme tout le monde, et de m’habiller comme j’en ai envie, pas comme on a envie de me l’imposer.

Nabil Ayouch et Maryam Touzani pour RAZZIA
À quoi attribuez-vous cette évolution ?

J’attribue ce changement à la montée des conservatismes, à la place aussi que prend la religion mal apprise et mal transmise, qui prend une place qui n’est pas la sienne et qui est utilisée surtout comme outil de domination, notamment sur la femme. Je trouve cela aberrant et je n’ai pas envie de cela dans ma vie. Comme Salima, je résiste au quotidien par des petits gestes. Relever sa jupe, au lieu de la baisser, est un acte politique pour moi.  

Qu’est-ce que Razzia nous dit de la condition des femmes au Maroc ?

La femme est au coeur du film car la femme est aussi au coeur de l’évolution d’une société. La femme éduque les enfants, surtout dans les pays du Maghreb et du monde arabe. Beaucoup de choses passent par les femmes. Quand on apprend à son fils que sa soeur va faire la vaisselle à sa place, on lui apprend que sa soeur n’a pas la même place que lui. Comment apprendre l’égalité à ses enfants quand ils grandissent ainsi ? Enormément de choses passent par les femmes car elles éduquent les enfants. Et je pense aussi que les femmes arabes, les Marocaines sont fortes, combattives. Parfois, elles ont juste du mal à choisir leur combat comme par exemple cette séquence du film où l’on parle d’égalité d’héritage. Une majorité de femmes défilent contre. C’est terrible. Cela signifie que dans une société comme la nôtre, parfois, la femme est la pire ennemie de la femme. Ces femmes-là ne sont pas conscientes des chaînes qui les enferment et n’arrivent pas avoir cette analyse. C’est le rôle des autres femmes qui ont eu accès à plus d’éducation, à plus d’ouverture sur le monde, d’essayer de transmettre certaines valeurs, de montrer l’exemple, de montrer leur courage et de mettre des mots et des gestes dessus.

Au Maroc, avoir des relations sexuelles hors mariage est interdit, passible d’un an de prison, mais la population a évidemment des relations sexuelles. Il y a de vraies contradictions établies par la loi. Cela crée une population qui est obligée d’être dans une sorte de schizophrénie.

Mais même pour mon personnage, Salima, c’est difficile parce que l’on vit dans une société où l’hypocrisie est trop pesante, où l’on prétend être quelque chose mais l’on est autre chose. Je connais pleins de couples comme celui de Salima et Jawad ou des filles mariées à des hommes soi-disant modernes, qui ont fait des études à l’étranger, qui sont soi-disant ouverts mais ne veulent pas que leurs femmes travaillent, fument ou fassent des choses qui diminuent leur emprise sur elles et qui essayent de perpétuer ce patriarcat dans la société. Certaines femmes comme Salima ont beaucoup de mal à se détacher de cela parce que cela demande du courage et ce n’est pas facile.

Antisémitisme ou homosexualité, Razzia aborde des tabous de la société marocaine. Comment avez-vous travaillé dessus ?

On n’a jamais pensé à des tabous mais à des personnages qui ont chacun leur problématique et des choses qui les enferment et les étouffaient. Ils sont désireux de liberté et veulent être au monde comme ils sont intérieurement. Quand on regarde ces personnages, ces tabous font partie de leur cosmologie, de leur univers. Inès, qui est homosexuelle, est surtout une fille tiraillée entre tradition et modernité. Se pose aussi la question de la virginité qui est un vrai enjeu dans notre société et qui pèse sur toutes les femmes. On parle de cela aussi parce que la sexualité n’est pas quelque chose qu’on nous apprend à l’école, il n’y a pas de cours d’éducation sexuelle. La virginité est un des plus grands tabous. Au Maroc, avoir des relations sexuelles hors mariage est interdit, passible d’un an de prison, mais la population a évidemment des relations sexuelles. Il y a de vraies contradictions établies par la loi. Cela crée une population qui est obligée d’être dans une sorte de schizophrénie.

Que dit Razzia du Maroc d’aujourd’hui ?

Ce film dit du Maroc qu’il y a une urgence à agir, à libérer des espaces, à laisser les gens être qui ils sont. Il faut que le Maroc soit à l’écoute du Maroc et de ses individualités. L’hégémonisme culturel ne peut pas s’imposer et rester là éternellement. Je veux parler de la culture patriarcale et de ce conservatisme religieux qui vient désormais régir la société, cette morale sociétale qui prend de plus en plus de place. Et aussi cette religion qui vient dicter la manière de réfléchir des autres et qui est utilisée comme outil de domination de la société et pas que des femmes. Il y a une scène dans le film que j’ai vécu. J’ai perdu mon père dont j’étais très proche et quand j’allais me recueillir sur sa tombe et j’aimais le faire, j’ai beaucoup trop de fois eu affaire à des religieux qui s’approchaient de moi et qui venaient m’imposer leur vision des choses. Ils me disaient : « Levez-vous, vous n’avez pas le droit de vous asseoir sur les tombes ». Mais de quel droit me disiez-vous cela ? Je leur répondais et ils repartaient toujours. Mais ils s’attendaient à ce que je me lève, ce qu’aurait fait la plupart des gens. Mais moi, je n’ai pas envie qu’on me dicte ni ma vie intime, ni ma vie publique. Cette séquence était pour moi très importante. Pour moi, c’était une manière de m’imposer, de me révolter, de prendre ma place et cela peut paraître extrême. Mais je crois que l’on est arrivé à un moment dans notre pays où il faut pousser les lignes et cela peut être de façon assez violente.

Je crois qu’il faut se battre, pouvoir inspirer d’autres femmes quand on peut, trouver de l’inspiration chez d’autres femmes aussi.

Est-ce ainsi qu’il faut comprendre la scène finale du film, la « razzia » justement ?

Il y a une libération d’énergie dans cette razzia parce qu’il y a beaucoup de choses étouffées, de mal-être, de rêves écrasés. Tout ce mépris que ressent Hakim le menuisier ressort de manière si violente pendant la dernière séquence alors qu’il s’agit d’un personnage plein d’amour, de tendresse mais il y a cette souffrance intérieure, qui a besoin de sortir d’une manière ou d’une autre. Ce mépris de l’autre crée un étouffement chez les uns et les autres, comme chez Inès qui aimerait pouvoir aller chez Hakim et lui parler mais il y a quelque chose qui bloque parce qu’ils viennent d’univers différents.

Par contre, Salima à la fin est plus dans la sérénité. Quand on la rencontre, on sent qu’elle est dans un moment de sa vie où elle peut basculer. Par sa rencontre avec Yto, femme courageuse et inspirante, elle arrive à trouver en elle la force pour braver sa société, son mari et surtout croire en l’avenir. Elle a la force d’élever cet enfant toute seule et de lui inculquer des valeurs qui feront qu’il sera comme il a envie d’être et pas comme la société l’entend. Salima est sereine parce qu’elle est en phase avec elle-même, elle choisit pas de cacher son corps. Quand on nous dit de cacher notre corps, cela signifie beaucoup plus, c’est toute une idéologie qui vient avec, c’est une manière de nous enfermer et de nous dominer. Donc quand Salima décide d’enlever sa robe, de se baigner, de brandir son corps parce qu’elle se fiche des regards malveillants, elle est en paix avec elle-même, elle a envie de se battre.

Je crois qu’il faut se battre, pouvoir inspirer d’autres femmes quand on peut, trouver de l’inspiration chez d’autres femmes aussi. Il y a des femmes artistes ou militantes associatives mais aussi des femmes qui mènent des luttes au quotidien, des mères de famille, des gens qu’on ne voit pas forcément parce que leur combat n’est pas aussi manifeste. Le cumul de ces combats fait qu’une société peut aller dans une direction ou dans une autre.

Propos recueillis et édités par Julien Vallet pour Le Bleu du Miroir.
Remerciements : Maryam Touzani, Monica Donati



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