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GUERRE ET PAIX

Apres la version de King Vidor, la campagne de Russie de Napoleon vue par les Russes. Oscar du meilleur film etranger.

Folie des grandeurs

Plus de 1500 pages, des dizaines de personnes qui voient leurs destins basculer et se croiser. Une chronique de la Russie impériale entre 1805 et 1820, de sa société aristocratique à sa quasi-destruction lors de l’invasion napoléonienne de 1812… Guerre et Paix (le livre) est un monument de la littérature mondiale ; paru entre 1865 et 1869, sous différentes versions, l’ouvrage de Léon Tolstoï se décline aussi sur grand écran : tout d’abord avec une adaptation russe sortie dès 1915 ; puis en 1956, c’est au tour de King Vidor (La Foule) de mettre en scène le livre de Tolstoï, avec notamment Audrey Hepburn, Henry Fonda ou encore Vittorio Gassman (pour les amateurs de très bonnes comédies italiennes). À partir des années 1970, Guerre et Paix arrive aussi sur les petits écrans de télévision, en Angleterre (deux fois sur la BBC en 1972 et 2016) ou via une coproduction franco-italienne (diffusée sur France 2 et Rai Uno en 2007) ; sans oublier aussi les multiples opéras et pièces de théâtre se réclamant de l’oeuvre de Tolstoï. Bref, Guerre et Paix est un classique visité et revisité maintes et maintes fois depuis un siècle, dans le monde entier.

Ivan meets G.I. Joe

Mais revenons en 1956. Produit par Dino de Laurentiis et distribué par la Paramount, le film de Vidor (qui, faut-il le rappeler, est un anti-communiste de toujours, membre dès 1944 de la conservatrice Motion Picture Alliance for the Preservation of American Ideals et proche des idées d’Ayn Rand dont il adapte The Fountainhead en 1949) est une déception critique et publique aux Etats-Unis : trop condensé (malgré ses 3h28), inégal dans sa distribution et surtout trop éloigné du ton et de l’ambiance du livre. Pourtant, magie du cinéma oblige, ce film connaît une seconde vie en… URSS. Quand il arrive dans les salles de cinéma soviétiques trois ans plus tard, il devient un succès colossal, drainant plus de trente millions de spectateurs. Le pouvoir soviétique voit évidemment d’un mauvaise œil ce succès américain sur un des ouvrages majeurs de la littérature russe. Il faut donc réagir, faire mieux que l’ennemi intime (même si la Détente a pacifié en partie les relations entre les deux superpuissances), en qualité et en quantité. Et ce, à n’importe quel prix.

Il ne faut pas oublier le contexte politique interne de l’URSS de l’époque. 1953 marque la fin de l’ère stalinienne, qui fut particulièrement féroce dans ses dernières années. Nikita Khrouchtchev, qui succède définitivement à Staline en 1955, met certes en place une politique plus libérale suite à son discours de février 1956 au 20e Congrès du PCUS (la fameuse critique du culte de la personnalité stalinienne et la déstalinisation qui s’en est suivie), mais le régime autoritaire de l’Union Soviétique perdure, toujours avec virulence, même si à une moindre échelle que le régime stalinien. Ainsi, dans le domaine des arts, si la censure se fait moins forte et que des audaces techniques et formelles sont de nouveau acceptées par le régime (telles celles présentes dans Quand passent les cigognes), le pouvoir garde la mainmise sur le cinéma soviétique, que ce soit dans ses financements, sa distribution ou encore le choix des metteurs en scène. Ces derniers sont d’ailleurs rajeunis au tournant des années 1960 afin de pouvoir rompre définitivement avec le cinéma stalinien ; c’est dans ce contexte de renouvellement des réalisateurs russes que Sergei Bondarchuk, âgé de seulement quarante ans et avec un unique film réalisé au compteur, est sélectionné par le Ministère de la Culture en 1961 pour adapter Guerre et Paix et montrer aux Etats-Unis la toute-puissance du cinéma soviétique.

Cette toute-puissance se met en place à deux niveaux différents. Déjà, au niveau du film en lui-même. Le Ministère donne carte blanche à Bondarchuk quant au budget qu’il a à sa disposition et vis-à-vis de ses choix scénaristiques. Le script, écrit en une dizaine de mois, élague certaines parties du livre de Tolstoï, ainsi que des réflexions de l’écrivain, et met en place une intrigue se déroulant en quatre actes : une première partie centrée sur Andrei Bolkonsky et la noblesse russe de 1805, le seconde sur Natasha Rostova en 1809, la troisième sur l’invasion napoléonienne de 1812 et enfin la dernière partie sur Pierre Bezukhov (joué par Bondarchuk lui-même) au lendemain de la prise de Moscou à sa reconstruction quelques temps plus tard. 

Faut-il abandonner sans combat l’antique et sainte capitale de la Russie ou faut-il la défendre ?

Au total, 431 minutes de film, soit deux fois plus que la version de Vidor, filmés sur cinq années (entre 1962 et 1967) et plusieurs lieux de tournage (des plaines ukrainiennes aux studios de la Mosfilm, en passant par Saint-Pétersbourg ou Smolensk), le tout avec des scènes comportant parfois plusieurs milliers de figurants (une partie étant des soldats de l’Armée rouge “empruntés” pour les reconstitutions des batailles d’Austerlitz et de Borodino). Un usage du 70mm qui pose problème pour filmer le coeur des combats, obligeant Bondarchuk et ses équipes à s’équiper de caméras plus légères afin de faciliter le tournage, mais aussi à cause du caractère défaillant du matériel utilisé (d’origine soviétique), qui força l’équipe de tournage à refilmer une partie des scènes du film. Des problèmes de casting (avec des acteurs volontaires qui se rétractent, des jeux de pouvoir entre différents studios) et d’équipes techniques (la photographie changea de main un an et demi après le début du tournage), en plus du vieillissement des acteurs et des actrices visibles à l’écran entre plusieurs séquences, dû aux reshoots et à la durée du tournage.

Guerre et paix
Et pourtant, malgré cette folie des grandeurs, malgré les retards et les dépassements de budget… Quel film ! Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la beauté des cadres, la fluidité des mouvements de caméra lors des scènes de valses ou de batailles, la méticulosité des compositions des plans, la qualité de l’éclairage ou encore le reflet des couleurs qui impriment la rétine. Rien ne ressemble à Guerre et Paix : aucun autre film n’a son lyrisme, peu parviennent à atteindre cette qualité de photographie (mis à part Barry Lyndon) et rares sont ceux à avoir aussi bien retranscrit une bataille d’époque. 

Ces deux batailles (Austerlitz dans la première partie et Borodino qui occupe quasiment toute la troisième) ont, à elles seules, nécessité un équipement technique particulier, plus léger pour pouvoir se fondre dans la masse, des effets pyrotechniques à foison (40 000 litres de kérosène et 10 000 bombes fumigènes furent utilisés rien que pour Borodino), plus de dix mille figurants (dont des milliers de soldats), des centaines de chevaux parfois sacrifiés sur le tournage (hélas), un soin tout particulier apporté aux costumes et drapeaux… Le résultat est plastiquement admirable, en plus d’être un modèle de rythme et de nervosité quant à la destinée des personnages suivie, prisonniers de batailles qui les dépassent.

Passées ces sept heures (qui s’avalent très facilement grâce au découpage narratif en quatre actes et à la qualité de l’ensemble), restent des images inoubliables : un drapeau qui passe de main en main à Austerlitz avant de chuter dans le tourment de la bataille, un duel halluciné dans la neige entre deux aristocrates, le visage de Lyudmila Savelyeva (Natascha) qui irradie la seconde partie du film, la férocité de la bataille de Borodino, les rues de Moscou dans la confusion totale lors de l’invasion française… Il est difficile de ne pas plonger totalement dans Guerre et Paix. Alors bien entendu, Bondarchuk (et l’Etat soviétique derrière lui) a parfois eu les yeux plus gros que le ventre : sa quatrième partie est parfois trop boursouflé par cet héroïsme soviétique qui prend le pas sur le cheminement des personnages et sa deuxième partie est parfois trop classique dans son déroulé. Mais ces défauts restent mineurs devant toutes les qualités que comptent le film.

De l’art de la propagande

Et puis il y a ce second pan de la toute-puissance soviétique qui se déploie ici. Guerre et Paix est plus qu’un simple film : cela se voit à l’écran, mais aussi dans les à-côtés de la production et dans les différentes informations qui sont lâchées aux médias occidentaux. Car jusqu’à aujourd’hui, l’oeuvre de Bondarchuk est présentée comme étant le film le plus cher de l’Histoire du cinéma (on évoque 100 millions de dollars de budget à l’époque, soit 700 millions de dollars si l’on prend en compte l’inflation depuis 1967) et le film ayant vu le plus de figurants être utilisé pour une scène (on évoque 120 000 figurants rien que pour Borodino !). Ces chiffres, l’URSS ne les a jamais infirmé ni confirmé (même si les journaux soviétiques avaient évoqué les sommes de 20 à 25 millions de roubles de budget, soit environ 25-27 millions de dollars) ; mais les journaux américains et européens se sont empressés de les reprendre sans réellement pouvoir les vérifier. Et c’est ainsi qu’est né la légende du blockbuster ultime qu’est Guerre et Paix ; à cela, il faut ajouter aussi sa victoire en terre américaine, le film raflant l’Oscar du meilleur film étranger en 1968.

Ces chiffres sont néanmoins faux et ont été démentis depuis par Bondarchuk et par l’étude de son budget a posteriori. Il n’y a jamais eu 120 000 figurants sur un même plan et même en prenant tout le tournage de la bataille de Borodino, le cinéaste n’a jamais eu autant de personnel à sa disposition (il cite le chiffre de 12 000 personnes, ce qui est déjà dément quand on y pense). Quant au budget, il est estimé à neuf millions de dollars de l’époque, soit environ soixante millions de dollars actuels. Une partie du budget (environ un quart) fut d’ailleurs utilisé pour rembourser l’Armée Rouge pour les frais de personnel et le déplacement du matériel militaire. 

Tant pis donc pour l’étiquette légendaire du film. De toute manière, il n’en a pas besoin ; car, même sans cela, il reste un géant du cinéma mondial. Intense, tragique, lyrique et magnifique, Guerre et Paix est une épopée unique en son genre. Une folie des grandeurs pas toujours justifiée ou justifiable sur certains aspects, fruit d’une volonté politique d’un autre temps, mais qui mérite largement sa place au sein du Panthéon du cinéma mondial. Un voyage inoubliable, à voir et revoir, jusqu’à plus soif.


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