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ELEPHANT

En ce jour d’automne, les lycéens, comme à leur habitude, partagent leur temps entre cours, football, photographie, potins, etc. Pour chacun des élèves, le lycée représente une expérience différente, enrichissante ou amicale pour les uns, traumatisante, solitaire ou difficile pour les autres. Cette journée semble ordinaire, et pourtant le drame couve…

Violence et adolescence.

Certaines œuvres occupent une place particulière dans notre panthéon personnel du septième art. Elephant est, pour moi, de celles-là. Découvert à sa sortie en 2003, alors que je venais tout juste de quitter les bancs du lycée et que mes études m’avaient contraint à une quasi jachère cinématographique, ce film fut un véritable choc qui allait influer fortement sur mon rapport au cinéma, à une époque où je me déplaçais plus en salle pour les grosses productions ou, au mieux, les films d’auteur grand public. Je garderai toujours en mémoire mon état en sortie de salle, mélange de flottement, provoqué par la poésie du film, et de torpeur, liée à sa violence.

Il aura ainsi fallu qu’un réalisateur me plonge dans un quotidien qui me touchait, qui me parlait à une époque où mes souvenirs de lycéen étaient encore tout frais dans ma mémoire, pour que j’accepte de me laisser porter par un cinéma plus contemplatif. Les déambulations à travers les couloirs d’un lycée et la distorsion temporelle d’Elephant ont résonné en moi comme les derniers soubresauts de mon adolescence, et le film s’est porté en étendard d’un au revoir à cette période de ma vie. Par cette peinture en mouvement de l’univers du lycée, Gus Van Sant a su retranscrire les codes du monde adolescent. En le filmant sous les différents points de vue de plusieurs personnages archétypaux qui se croisent mais interagissent rarement, il en saisit la diversité mais surtout la structuration en castes, qui forment un tout mais se mélangent peu, dans un monde où le paraître règne en maître. Pourtant, par sa volonté de tourner avec des acteurs non professionnels et de s’inspirer de leurs propres vies pour écrire leurs personnages, Gus Van Sant capte également les individus en eux-mêmes et leurs personnalités propres, en pleine construction, au-delà des archétypes qu’ils représentent. Le réalisateur ne juge pas cet univers, il ne cherche même pas à l’analyser. Par sa démarche très réaliste, quasi documentaire, il cherche à le saisir avec authenticité, mais par son approche poétique, par cette caméra qui se déplace tel un spectre, qui suit les adolescents mais sans jamais vraiment les appréhender, il avoue ne pas pouvoir et assume ne pas vouloir décrypter tout le mystère de cette période de la vie.

Mais ce qui m’avait le plus saisi à la découverte d’Elephant est bien sa violence. Dans un cinéma où elle est de plus en plus banalisée, où on tue à tout va, sans une goutte de sang, où la mort est anonyme, sauf quand il s’agit du héros qui, lui, meurt sous les violons, la tuerie d’Elephant, qui survient dans un quotidien qui m’était alors proche et touche des personnages qui auraient pu être mes anciens camarades, a résonné en moi avec des accents de vérité qui m’ont retourné. Plus jamais je ne verrai la mort de la même façon au cinéma et je serai moins indulgent avec la violence gratuite. L’horreur de la tuerie d’Elephant est d’autant plus percutante qu’elle survient brutalement alors même que le spectateur se pensait préparé à la voir surgir. Gus Van Sant suit les deux tueurs dans leur quotidien au même titre que les autres élèves du lycée, et si l’on scrute attentivement les raisons qui peuvent expliquer leur geste, c’est bien parce que l’on sait ce qui va arriver. Ainsi, le harcèlement scolaire, une homosexualité refoulée, des adultes absents, l’influence des jeux vidéo, des reportages historiques regardés sans discernement, un rapport biaisé à la violence semblent sonner comme un ensemble de causes possibles à ce qui va advenir. Sauf que Gus Van Sant aborde finalement la tuerie de Columbine, dont le film s’inspire, à l’opposé de tous les médias de l’époque. Par son montage qui bouscule l’ordre chronologique, il montre avant tout que les signes n’apparaissent qu’a posteriori et que rien ne permettait de préméditer un tel geste. Les tueurs se noient dans la masse des autres élèves, Gus Van Sant les filmant avant leur geste de la même manière que les autres. Une fois de plus le réalisateur assume ne pas être capable d’expliquer et montre juste, impuissant, la préparation puis l’éclatement de la violence des deux adolescents.

S’inscrivant dans la période la plus en marge du cinéma traditionnel de son auteur, Elephant s’impose également par son expérimentation formelle, notamment dans sa façon d’appréhender le temps. La distorsion narrative, faite d’inversions chronologiques et de répétitions d’une même action sous différents angles, se superpose à de longs plans-séquences, qui laissent les actions s’étirer dans leur temporalité. Parfois c’est un ralenti qui allonge le temps, souvent c’est un travelling qui accentue la lenteur du mouvement. Elephant se déroule ainsi dans une sorte de bulle temporelle, dont le côté presque irréel tranche avec le réalisme de ce qui s’y déroule.

Cette recherche formelle et un fond fortement ancré dans son époque imposent Elephant comme une œuvre majeure du début du XXIe siècle. Et sur un plan plus personnel, elle aura été l’élément déclencheur d’une cinéphilie plus exigeante mais aussi plus ouverte, plus curieuse, dans une recherche perpétuelle de nouvelles propositions artistiques et d’émotions véritables.




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