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CARRÉ 35

« Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée, j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes. » – Éric Caravaca.

CRITIQUE DU FILM

Le philosophe spécialisé dans le genre du documentaire François Niney appelait « reprise de vues » « une pratique documentaire du cinéma comme machine à re-monter le temps, qui rappelle et retourne des images d’hier par le montage, le son, la voix d’aujourd’hui, selon une visée à la fois analytique et poétique ». Carré 35, documentaire troublant et éprouvant signé Éric Caravaca, s’approprie cette définition : il se sert de réminiscences visuelles et auditives pour narrer l’histoire de cette sœur, Christine, qu’il n’a pas connue et dont il n’a pu voir aucune photographie durant sa jeunesse.

Constitué d’entretiens de membres de la famille du réalisateur et de 50 ans d’images d’archives de cette même famille, Carré 35 tente de résoudre à la manière d’un thriller les images manquantes qui viennent ouvrir son film : des aplats en noir & blanc, un portail clos, une fenêtre ouverte mais dont on ne voit rien à travers, des volets fermés. Le film est moins une manière de rendre hommage à l’entourage de l’acteur-cinéaste (ce qu’il fait pourtant brillamment, sans jamais juger ceux qui ont pu lui cacher la vérité) que de tenter de découvrir, par le truchement des images, ce qui a bien pu se passer avant sa naissance – par extension ce qui peut se cacher derrière la pénombre des premières images du film. Éric Caravaca réemploie alors, réutilise, répète les images, comme un cycle permettant la reconstitution d’une famille ; mais aussi le réveil de nombreuses douleurs d’antan, avec notamment la violente décolonisation des pays africains que ses aïeux ont pu vivre au Maroc.

L’IMAGE MANQUANTE

Christine, elle, est là sans jamais l’être. Figure fantomatique, cette sœur disparue très jeune semble traverser le film en y animant les cadres. Quelque chose vibre sans que l’on ne sache précisément quoi. Le remous des vagues, le crépitement de la pellicule, une fillette hagarde sur une plage ou les gestes pris sur le vif vers un invisible sont des moyens plastiques parmi tant d’autres de la révéler à nouveau, sans pourtant pouvoir poser un visage sur ce prénom dont on ne sait même pas s’il est le bon. Le réalisateur le précisait en interview : « devant le silence des hommes, il faut savoir faire parler l’inanité ». Les apparitions spectrales de Christine ne se résument ainsi qu’en envolées poétiques d’où émergent les souvenirs. Alors au-delà de quelques descriptions floues, les images prennent le relais et lui donnent une importance cruciale, quoique indicible. Entre la honte et le désarroi, la tristesse et le soulagement, le récit de cette jeune fille décédée de la « maladie bleue » émeut autant qu’il fait revivre le pire chez chacun des intervenants filmés à partir de 2013.

La plus belle réussite du film est d’avoir gardé ce que la théoricienne du montage Nicole Brenez appelait « la clarté propre » de l’image, à savoir conserver l’intégrité des métrages filmés en 8mm sans oser modifier leurs textures. Certes, l’épilogue fut très largement retouché en post-production pour lui donner un cachet d’époque, mais il parait parfait pour signifier une idée irréelle d’un retour, le vertige de la mère qui revient sur ses traces après être partie du Maroc il y a une cinquantaine d’années. Cela donne une vraie forme de pudeur à un film qui ose pourtant parler de sujets tabous, filme ou révèle frontalement des archives insoutenables, appuie parfois là où ça fait mal chez certaines personnes qui auraient préféré ne jamais en parler. 

Le documentaire parvient qui plus est à faire la part des choses. Les images d’archives ne sont pas commentées par ceux qui les vivent, mais n’existent que par l’intermédiaire de la voix off de Caravaca lui-même qui les réinterprète à sa façon, avec du recul. Elles signifient un après qui essaie de comprendre, et non un retour aux sources qui aurait pu rendre le film plus pathos. Que le film commence par l’interview du frère de Caravaca n’est pas un hasard : cela crée l’interrogation et contextualise un souvenir commun, « horizontal » puisque appartenant à la même lignée familiale. Un catalyseur qui permettra la remontée de l’arbre généalogique de cette famille pour y déterminer la vérité sur ce troublant décès. 

Certaines personnes ont reproché au film de faire preuve de violence concernant les entretiens entre le réalisateur et sa mère, mais la bonne idée du film est d’avoir réparti ces conversations sur plusieurs années. Au fil du temps, les visages se ferment, les plis au niveau des yeux et du front se forment, et les secrets se révèlent naturellement. D’abord inquiète des interrogations de son fils, la mère du réalisateur devient d’ailleurs plus ouverte année après année, et plus encline à se confier auprès de ses enfants. Tourné entre 2013 (date du décès du père de Éric Caravaca) et 2016, le film est une balade paradoxale, entre sa courte durée de 67 minutes et la longue période de tournage qui a demandé la confiance de toute une famille pour évoquer des souvenirs aussi lourds.

L’historicité des bobines et la recréation d’une narration par une forme de montage avant tout mental – Caravaca est le réalisateur qui imagine la collision des images pour leur en donner du sens – rendent l’œuvre plus intimiste et introvertie. La note d’intention également résonne au-delà de la simili-enquête policière pour retrouver l’identité de Christine, elle est aussi présente de manière intime : il est question chez lui de ne pas reproduire les mêmes erreurs, de comprendre ses inquiétudes à la naissance de son propre fils Balthazar. La dernière conversation filmée avec sa mère émet cette idée : elle se révèle comme on révèle à un adolescent les erreurs à ne pas à nouveau commettre une fois l’âge adulte atteint. Une dernière transmission qui lève le voile sur une histoire douloureuse, où l’histoire d’un pays en guerre, la méconnaissance des maladies mentales et les fantômes de la mémoire cohabitent et forment un cauchemar dont on sort éreinté. Un projet non passéiste qui frappe en plein cœur tant la sincérité et la violence, verbales et picturales, peuvent résonner en chacun de nous. 

#LBDM10ANS

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