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VICTORIA VERSEAU | Interview

Avec Trans memoria, la cinéaste et artiste suédoise Victoria Verseau signe un premier long métrage bouleversant, entre documentaire, autofiction et geste performatif. À partir d’archives intimes tournées en 2012, de reconstitutions et d’un retour en Thaïlande en 2019 puis 2023, elle raconte son amitié avec Meril, disparue depuis, et tisse un récit sur la transition, le deuil, la mémoire et la création. Entretien avec une artiste dont l’œuvre, nourrie de vidéo, de performance et de sculpture, interroge notre manière de représenter les vies trans et de préserver celles que l’histoire menace d’effacer.

Certaines images du film ont été tournées dès 2012. À cette époque, saviez-vous que vous vouliez créer une œuvre artistique sur cette période, ou filmiez-vous simplement pour garder une trace ?

Non, je n’avais aucune intention artistique. Je filmais parce que la caméra était comme une compagne, quelqu’un qui « écoutait ». Elle m’aidait à traverser ce que je vivais et à comprendre qui j’étais. Je ne pensais pas du tout montrer ces images.

Pendant des années, je les ai complètement oubliées. Au moment de travailler sur le film, je cherchais des notes, un journal intime… et j’ai retrouvé ces journaux vidéo. J’ai été sous le choc, notamment en me découvrant filmée juste après mon réveil de l’opération. J’ai hésité très longtemps à les intégrer : ils sont si bruts, si personnels. Mon rapport au dévoilement reste ambivalent. Certains jours, je me dis que cela peut aider, d’autres, je regrette d’en avoir montré autant. Mais je crois que cette ambivalence dit quelque chose de notre époque, où l’on exige souvent une certitude absolue.

Qu’est-ce qui vous a poussée, des années plus tard, à transformer ces fragments en film ?

La mort de mon amie Meril, rencontrée à l’hôtel en Thaïlande. Quand elle est décédée, j’ai senti un besoin urgent de raconter notre histoire. Elle avait été effacée : pas d’obsèques, pas de tombe, même sa page Facebook avait disparu. Je voulais rendre hommage à cette personne magnifique.

Au départ, j’ai écrit un scénario de fiction sur notre séjour. Athena et Aamina devaient nous interpréter. Mais au fil du tournage, une autre histoire est apparue : la leur. Le film est devenu un mélange très libre : archives de 2012, images documentaires de 2019, reconstitutions et séquences plus poétiques. Le montage a été un véritable puzzle ; j’ai longtemps eu peur que cela ne fonctionne pas, puis j’ai senti que le film trouvait sa propre logique.

À plusieurs reprises, vous exprimez des sentiments de chagrin et de solitude à travers des paysages désertés. Comment avez-vous abordé ces scènes ?

Depuis l’enfance, je ressens très fortement certains paysages. Je voulais retranscrire cette sensation : une présence invisible, comme une énergie persistante. La ville thaïlandaise où nous étions est un lieu mystérieux, loin des images touristiques. Les premières idées du film étaient des textes sur ces endroits essentiels, où notre amitié et nos identités ont pris forme.

Dans mes souvenirs, ces lieux — l’hôtel, l’hôpital au bord des plaines alluviales — étaient toujours déserts, comme des limbes. Le monde intérieur des personnages s’y reflète. En retournant sur place, je cherchais des traces de nous. Mais tout avait changé : l’hôtel avait fermé puis été démoli, le centre commercial était abandonné. Le film parle aussi de cette transformation continue.

Le film oscille entre réalité et reconstitution. Comment avez-vous choisi le ton visuel ?

Avant le repérage en 2019, quelqu’un m’a dit : « Tu es une artiste visuelle, pourquoi faire un film de fiction classique ? » Cela m’a libérée. J’ai compris que je pouvais m’éloigner du récit traditionnel et créer à ma manière. Je voulais me rapprocher de Meril, reconstituer des souvenirs et intégrer les rêves que j’avais de cette ville. Mais je voulais aussi donner voix à Athena et Aamina : il n’existe pas de récit trans unique. Le documentaire s’est imposé. Finalement, le film suit ses propres règles. J’ai longtemps pensé que tout serait trop brouillon ; puis, d’une façon étrange, tout s’est assemblé.

À un moment du film, l’une des filles se demande si elle doit jouer son propre rôle. Aviez-vous créé ce flou intentionnellement ?

Non. Nous nous étions préparées pendant un an, et répété près de deux ans. Mais sur place, la chaleur rendait tout intense. La réaction d’Aami m’a prise au dépourvu. Aujourd’hui, je comprends que cette scène révèle l’essence du documentaire : qu’est-ce qui peut être « réel » ? Elle met aussi en lumière les rapports de force du cinéma. Je voulais qu’Aami et Athena puissent raconter leur version, pas seulement la mienne. Nous sommes trois femmes trans très différentes : c’était important de le montrer.

En tant que réalisatrice et interprète, comment avez-vous accompagné vos collaboratrices ?

Malgré la préparation, rien ne m’avait préparée à ce que nous avons vécu. J’ai dû gérer une charge de travail énorme et beaucoup d’imprévus. Je ne pensais pas apparaître devant la caméra, mais c’était nécessaire pour rééquilibrer les rapports.

Au début, je me sentais un peu comme une mère pour Athena et Aamina. Elles étaient au début de leur transition, un peu perdues, comme moi. Revenir en Thaïlande a bouleversé cet équilibre. Les émotions ont ressurgi, et nous avons dû prendre soin les unes des autres différemment. Athena m’a confié que le film l’avait sauvée. D’une certaine manière, il m’a sauvée aussi. Aujourd’hui, nous allons beaucoup mieux.

J’aimerais que Trans memoria contribue à une meilleure compréhension des multiples récits trans, et de la condition des femmes trans.

Le film semble difficile à comparer à d’autres œuvres. Quelles ont été vos références ?

On me dit souvent qu’il est unique, ce qui me touche. Je peux citer quelques cinéastes que j’aime : Claire Denis, Céline Sciamma, Agnès Varda, Godard, Gondry, Hansen-Løve, Ozon. Et aussi Chantal Akerman, Andrea Arnold, Jonathan Glazer, Roy Andersson, David Lynch, Anna Odell, Eija-Liisa Ahtila, ou encore les premiers films de Ruben Östlund et Marius Dybwad Brandrud.

Au-delà du cinéma, d’autres formes d’art ont-elles nourri le film ?

Je suis aussi artiste plasticienne : sculpture, vidéo, performance. Trans memoria s’est développé via des expositions, ce qui m’a permis d’explorer plus librement l’ambiguïté et la poésie. La voix off provient d’une vidéo appelée Approaching a Ghost, déjà centrée sur Meril. L’art, la performance et la littérature sont tous liés. Le cinéma englobe tout cela, ce qui le rend fascinant. J’aime notamment l’œuvre de Louise Bourgeois.

Le tournage a-t-il été douloureux ou libérateur ?

Les deux. J’ai parfois cru que j’allais craquer. Je manquais de soutien émotionnel. Mais le film m’a retenue à la surface : je devais le terminer. Aujourd’hui, je vais beaucoup mieux, et Athena aussi. Notre petite communauté nous a portées. Je reste ambivalente quant au fait d’exposer des choses si intimes. Certains jours, cela me semble nécessaire ; d’autres, insupportable. Mais en rencontrant le public, j’ai compris combien il est important d’être vu et compris. Cela m’a profondément touchée.

Quel dialogue espérez-vous voir naître autour du film ?

Je suis heureuse qu’il touche aussi bien les communautés queer et trans que les personnes cis. Trans memoria parle de transition, oui, mais aussi de vie, de mort, d’amour, de quête de sens — des thèmes universels. J’aimerais qu’il contribue à une meilleure compréhension des multiples récits trans, et de la condition des femmes trans, un groupe très vulnérable. Je ne crois pas qu’un film puisse tout changer, mais peut-être peut-il être une petite graine pour l’avenir.


Remerciements : Victoria Verseau, Anne-Lise Kontz
Photo portrait @dc_photo._ (Premiers plans)

S. B. & S. N