ROSETTA
Rosetta vit dans une caravane avec sa mère alcoolique. Elle est déterminée à s’en sortir dignement, seule et sans accepter la charité. La jeune femme n’a qu’une idée en tête : trouver un travail pour pouvoir mener une vie normale. La récession économique ne lui facilite pas la tâche. Chaque jour, le seul plaisir qu’elle s’octroie est la dégustation d’une gaufre au sucre, dans une camionnette-buvette.
Critique du film
Bleu de travail, bleus au travail ✊
La jeunesse semble toujours être une pierre angulaire du cinéma des frères Dardenne, et le récent Jeunes Mères ne dément pas cette affirmation. En 1999, avec Rosetta et sa jeune protagoniste incarnée par une Émilie Dequenne déjà au sommet, l’âge du personnage n’était qu’un fait parmi d’autres dans un long-métrage social qui choisissait de parler au nom d’une partie entière de la population : les acharnés, ceux qui se démènent et se battent contre un système injuste dans le but, non pas de vivre, mais d’espérer un sursaut de vie dans une existence boueuse, sans cesse à contre-courant.
Rosetta est une ennemie du surplace. À l’image de son héroïne, rien ne dure, rien n’est acquis. L’usage d’une caméra mobile, proche du corps, renforce un sentiment d’impatience mais aussi de rage en suivant les moindres mouvements de l’actrice. La jeune femme jouée par Émilie Dequenne est obsédée par l’idée d’obtenir un travail — « un vrai travail », comme elle le répète. Cette scission dans la personnalité de Rosetta constitue la moelle de l’œuvre : il est à la fois question de besoins primaires (payer un loyer, aider une mère alcoolique, se nourrir), mais aussi d’une quête de statut. L’ostracisation est manifeste : Rosetta et sa mère vivent dans un camping en marge, accessible par une longue marche forestière qui fait passer la jeune femme de la civilisation à la solitude. Par « vrai travail », il ne faut pas seulement entendre un emploi légal (le film le suggère quand Rosetta refuse un travail au noir), mais une perception de soi valable aux yeux de la société. La recherche est constante, l’espoir bien mince.

La récession de 1999 et du début des années 2000, période de transition entre les monnaies européennes, sert ici de cadre. Les frères Dardenne s’appuient sur ce moment historique dont les dommages collatéraux ont frappé de plein fouet le secteur secondaire. Rosetta incarne ces travailleurs sacrifiés, les grands perdants d’une économie dont seules les grandes puissances sortent gagnantes. C’est donc avant tout une affaire de condition : être vu comme un individu remplaçable, incapable d’exister plus de quelques instants sans déranger. La caravane à gaufres symbolise à elle seule ce caractère vacant : espace confiné où les rôles s’échangent, les occasions se manquent, et la vie s’écorche.
Aussi simple soit-il en apparence, Rosetta n’en est pas moins un film complexe, d’une densité parfois surprenante au vu de la fluidité de sa mise en scène. Ce n’est pourtant qu’une tranche de vie dans une existence sans pitié. Le film a ce réalisme quasi documentaire qui rend difficile de ne pas éprouver un ardent sentiment de rage envers un système économique et politique incapable de garantir la pérennité d’un travail déjà pénible. Rosetta a traversé maintes fois cette fameuse rue au-delà de laquelle on trouve un emploi, mais ce sont toujours les employeurs qui refusent de lui accorder une chance, laissant s’éteindre sa seule possibilité de survie. Il n’est nul besoin de convoquer les mythes du rêve américain ou du self-made man pour illustrer l’hypocrisie d’un capitalisme qui ne profite qu’à celleux qui détiennent déjà les clés du pouvoir et des richesses.
Rosetta n’est pas qu’une fable prolétarienne où le chômage serait un drame suffisant en soi : la véritable tragédie se lit sur le visage de son héroïne, visage presque juvénile, mais déjà victime d’une structure sociale profondément hostile à tou·te·s celleux qui voudraient simplement s’en sortir.






