ON FALLING
Aurora, immigrée portugaise, travaille comme préparatrice de commandes dans un vaste centre de distribution en Écosse. Coincée entre son lieu de travail et sa colocation, Aurora cherche à résister à la solitude et à l’aliénation qui commencent à menacer son sentiment d’identité.
Critique du film
Préparatrice de commandes dans un entrepôt à Édimbourg, une jeune femme vit au rythme des cadences chronométrées, des objectifs mouvants, des récompenses dérisoires. Le moindre retard menace, le moindre geste coûte. Le monde autour d’elle bruisse d’une violence silencieuse. Car ce que montre Laura Carreira dans son premier long-métrage, On falling, c’est l’effrayante banalisation d’un modèle logistique mondialisé — celui des entrepôts géants, semblables à ceux d’Amazon — où les cadences sont dictées par des algorithmes invisibles, optimisés pour maximiser les profits en rognant sur le temps, la fatigue, la dignité. L’organisation du travail, entièrement numérisée, traque le moindre ralentissement, impose des rythmes croissants, récompense les « bonnes performances » par des gestes infantilisants (une barre chocolatée, une tape dans le dos), avant de sermonner froidement une baisse de rendement quelques jours plus tard.
Travail sous tension, vie sous pression
Cette déshumanisation n’est plus spectaculaire : elle est intégrée, quotidienne, glissée dans les rouages d’une machine qui broie sans fracas. En filmant cette violence diffuse, sans bourreaux identifiables, On Falling rend tangible ce que les discours managériaux s’évertuent à masquer : l’exploitation n’a plus réellement de visage, mais elle n’a jamais cessé. Celles et ceux qui la subissent en ont un, en revanche. Ici, celui d’Aurora, la protagoniste principale, immigrée portugaise dont on ne devinera rien des raisons l’ayant conduite à quitter son pays pour l’Ecosse.
On ne saura que ce que l’on voit. Aurora y vit seule, se prive de presque tout, compte ses dépenses pour payer ses factures et partage son logement avec d’autres personnes étrangères, elles aussi venues trouver un de ces emplois dont les Écossais ne veulent pas forcément. Son quotidien est rythmé par la fatigue, la retenue, la peur du basculement. Pourtant, elle résiste – discrètement, dignement – en s’offrant, de temps à autre, une douceur sucrée comme seul réconfort possible. Dans ces petits gestes ordinaires, Laura Carreira filme l’invisible : ce que le travail grignote du lien social, de la santé mentale, de la capacité à simplement être là, à vivre plutôt que survivre.

Carreira capte cette précarité dans la matière même du film. Peu de dialogues, peu de mouvements, un cadre resserré autour d’un corps fatigué qui tente de rester debout au gré des journées qui se suivent et se ressemblent. Il n’y a pas de spectaculaire ici, juste l’attention portée à ce qui casse à force de ne pas pouvoir s’exprimer, de ne pas pouvoir s’arrêter. La solidarité est empêchée par la structure même du travail, par l’éclatement des horaires, l’instabilité des équipes, l’impossibilité de créer du collectif tant que les machines tournent et que le scanner dicte la cadence infernale des petites mains silencieuses. On Falling ne montre pas la chute comme événement, mais comme état latent, comme un déclin permanent jusqu’à l’aliénation.
Joana Santos, dans le rôle d’Aurora, incarne avec une justesse poignante cette intériorité contrainte. Elle ne surjoue rien, mais laisse affleurer, par fragments, les failles d’un personnage toujours sur le fil. Le film lui laisse le temps, le silence, l’espace pour exister autrement qu’en fonction d’une narration ou d’un message. Comme un prolongement de Sorry we missed you de Ken Loach, impliqué à la production du film, On Falling est une oeuvre modeste mais d’une grande rigueur formelle, sans effets ni surenchère. Dans un monde où la précarité devient structurelle, où l’on chute seul·e, elle dit quelque chose de profond, de politique, sans jamais perdre de vue l’humain. Il faut du courage pour filmer la solitude ainsi, sans détour. Laura Carreira, en cela, sera une cinéaste à suivre avec attention.
Bande-annonce
29 octobre 2025 – De Laura Carreira






