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LES MERVEILLES

Dans un village en Ombrie, c’est la fin de l’été. Gelsomina vit avec ses parents et ses trois jeunes sœurs, dans une ferme délabrée où ils produisent du miel. Volontairement tenues à distance du monde par leur père, qui en prédit la fin proche et prône un rapport privilégié à la nature, les filles grandissent en marge. Pourtant, les règles strictes qui tiennent la famille ensemble vont être mises à mal par l’arrivée de Martin, un jeune délinquant accueilli dans le cadre d’un programme de réinsertion, et par le tournage du « Village des merveilles », un jeu télévisé qui envahit la région.

Critique du film

Bleu de travail, bleus au travail ✊

La télévision diffuse parfois des reportages suivant des Parisiens ayant choisi de quitter le brouhaha de la capitale pour se ressourcer à la campagne. Un moyen pour eux de « se reconnecter à la nature ». Difficile de dire si Les Merveilles d’Alice Rohrwacher tendrait plutôt à décourager ou à encourager ces citadins désireux d’échanger la grisaille urbaine contre la verdure.

Gelsomina est l’aînée d’une fratrie de quatre filles. Son père, Wolfgang, exerce avec passion et fermeté son métier d’apiculteur. Réfractaire à la modernité, il impose à sa famille une existence presque insulaire dans la campagne ombrienne. Hormis quelques chasseurs — eux-mêmes surpris de croiser une maison dans ce coin reculé — personne ne leur rend visite. Ils vivent à la marge de la civilisation. Une marginalité d’autant plus marquée à l’écran que la réalisatrice brouille volontairement les repères temporels : l’action pourrait tout autant se situer dans les années 1990, époque de l’enfance de Rohrwacher, que dans les années 2010, date de sortie du film. Certaines scènes évoquent même notre présent, comme cette chorégraphie improvisée par Gelsomina et sa sœur Marinella sur leur chanson préférée, qui aurait pu se prolonger aujourd’hui par une publication sur TikTok.

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Une fibre néoréaliste

L’isolement de la famille fait écho à la place même du travail agricole dans nos sociétés. Les Gelsomina vivent dans une précarité qui s’incarne dans la vétusté de la maison ou les courriers administratifs exigeant la mise aux normes de leur laboratoire, sous peine d’exclusion. Ces difficultés résonnent avec la fragilisation croissante du monde agricole. Ces dernières années, en France, en Allemagne ou en Italie, les agriculteurs sont descendus dans la rue pour dénoncer conditions de travail pénalisantes, pratiques déloyales de la grande distribution, inflation ou concurrence extra-européenne. Rohrwacher retrouve ici une fibre néoréaliste du cinéma italien : elle dépeint cette réalité à travers le regard subjectif d’une enfant, révélant au fil du récit les failles de son environnement social. Mais sans jamais sombrer dans le misérabilisme : le film préfère chercher du merveilleux dans le trivial.

Gelsomina apparaît comme une travailleuse rigoureuse et appliquée, mais ses efforts semblent toujours insuffisants aux yeux de son père. Wolfgang se montre d’autant plus cruel que la moindre erreur de sa fille est perçue comme une trahison. Le manque de reconnaissance du travail féminin transparaît encore lorsque des personnages demandent en plaisantant : « À quand un garçon ? ». Le patriarche répond d’un sourire amusé, mais son désir inavoué d’un héritier mâle se concrétise à l’arrivée de Martin, jeune délinquant allemand accueilli à la ferme pour se réinsérer. La place de favorite de Gelsomina est aussitôt menacée par ce nouvel arrivant, perçu comme une force de travail plus robuste et productive. Cette solidarité masculine dans l’organisation du travail paraît d’autant plus injuste qu’un lien filial unit Wolfgang et Gelsomina. Rohrwacher ne caricature jamais ce père caractériel en tyran, mais ses excès ajoutent une tension constante. D’où la puissance d’un moment de baignade entre mères et filles, vécu comme une bouffée d’air par les personnages autant que par le spectateur.

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La quête du merveilleux

Si le cinéma de Rohrwacher entretient un rapport fort au passé, il excelle aussi à faire jaillir de la rêverie dans le quotidien. Dans une scène splendide où Wolfgang et Gelsomina travaillent en haut d’un arbre autour d’un nid d’abeilles, la cinéaste capte une interaction pure entre l’humain et la nature, bannissant tout gros plan anxiogène sur les visages ou les corps. Aucune coupe ne vient briser ce moment suspendu, d’une beauté incandescente.

En ce sens, Alice Rohrwacher parvient à accomplir ce que l’émission de télé-réalité Le Pays des merveilles, intégrée au récit, échoue à produire. Derrière son décor kitsch et sa temporalité factice, l’émission abîme la féerie que Gelsomina avait su créer plus tôt avec un simple tour de magie. Cette impossibilité de reproduire le sacré traverse l’œuvre de la cinéaste, qui part toujours du réel pour retrouver ou réinventer le mythe.


Cycle Chroniques du labeur

Bleu de travail, bleus au travail