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JE, TU, IL, ELLE

Une jeune femme vit seule dans don appartement (je). Elle tente d’écrire une lettre (tu). Elle fait la connaissance d’un camionneur (il). Elle passe une nuit avec son amante (elle). Cette femme erre dans sa vie comme dans la brume après une rupture difficile.

Critique du film

Premier long métrage de Chantal Akerman, Je, tu, il, elle s’impose, à l’instar de Jeanne Dielman, comme l’une de ces œuvres charnières qui, au cœur des années soixante-dix, bouleversèrent en profondeur les codes du cinéma moderne. De retour en Belgique après un séjour formateur aux États-Unis, Akerman livre en 1976 un film expérimental qui tient à la fois du journal intime et de l’essai poétique, où se déploient, dans un dépouillement radical, la solitude, l’errance et le désir. La narration, scandée par une voix off au phrasé mesuré, épouse le glissement des pronoms – du « je » inaugural au « il » de l’entre-deux, jusqu’au « elle » conclusif – et joue subtilement de l’écart entre le « je » qui parle et le « je » qui agit, ouvrant ainsi l’espace d’une identité instable, fluide, toujours en devenir. Cette dynamique de glissement, d’un pronom à l’autre, prépare déjà l’échappée du corps hors de la chambre, comme si le langage lui-même appelait l’errance. 

Dans ce mouvement, la séquence finale révèle l’émergence d’un désir féminin vécu et charnel, affranchi du regard masculin qui régit traditionnellement les représentations cinématographiques. Mais cette exploration de la condition et de la psyché féminine ne se limite pas à l’intime : la séquence de la route et les rencontres qu’elle ménage font affleurer une aliénation sociale plus sourde, où la déambulation du corps devient le miroir d’un monde traversé par la distance, l’attente et l’impossible appartenance. 

La route, réduite à ses étendues anonymes, devient un non-lieu, territoire de passage où le corps se soustrait à toute appartenance. L’auto-stop figure ce désir paradoxal d’avancer tout en s’effaçant, de se livrer au hasard sans chercher de destination. Les rencontres, notamment celle du camionneur, prolongent ce flottement : elles n’engagent ni récit ni véritable lien, mais installent une temporalité suspendue, où l’errance elle-même tient lieu de quête. Ainsi, la déambulation se fait expérience existentielle, révélant une identité en transit, toujours en mouvement, refusant toute fixation sociale ou intime. 

Je tu il elle

La rencontre avec le camionneur condense l’expérience d’une aliénation sociale où le lien humain se réduit à une cohabitation de solitudes. Dans cet espace masculin – cabine étroite et monde de la route – la protagoniste, à la fois surexposée comme corps et niée dans sa subjectivité, incarne la condition féminine d’un être visible mais inassimilable. Le dialogue, minimal et fragmentaire, ne crée aucun véritable échange ; il révèle au contraire l’impossibilité, pour une femme, de trouver une place dans un univers régi par l’indifférence fonctionnelle et les rapports de force tacites. L’errance prend alors valeur de résistance : l’élan perpétuel d’une subjectivité qui refuse l’intégration à un ordre social qui l’exclut. 

Ainsi, la déambulation qui traverse Je, tu, il, elle ne relève pas d’un simple mouvement spatial mais d’une véritable épreuve de l’être, où le déplacement sans destination devient le vecteur d’une lucidité sur la condition féminine. En inscrivant son héroïne dans des lieux de passage dépourvus d’ancrage, Akerman fait de l’aliénation sociale non pas une impasse, mais le creuset d’une subjectivité en devenir, capable de se dire en marge des récits dominants. Par la dilatation du temps, la rigueur du cadre et la fragmentation du langage, la cinéaste ouvre un espace où l’expérience féminine échappe aux assignations du regard masculin et aux conventions narratives, transformant l’errance en acte de résistance autant qu’en geste d’affirmation intime.


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