BI GAN | Interview
Bi Gan est un des cinéastes les plus passionnants découverts en Chine ces dix dernières années. Après Kaili Blues (2015) et Un grand voyage vers la nuit (2018), il réalise son troisième film, le plus ambitieux, présenté en compétition au festival de Cannes où il a remporté un « Prix spécial ». Résurrection est un grand voyage en cinq parties au cours duquel une créature traverse l’histoire du cinéma. Expressionnisme, film noir, conte fantastique, Bi Gan investit de multiples genres avec une mise en scène toujours inédite, en constante réinvention, qui invite immédiatement à le suivre dans sa rêverie. Nous l’avons rencontré fin octobre, à Paris, pour en savoir davantage sur la conception de ce film qui ne ressemble à aucun autre, et sur son rapport à la salle de cinéma, un lieu phare de l’action de Résurrection.
Comment avez-vous procédé pour isoler les cinq segments qui composent votre film ?
L’idée première est celle du personnage du monstre cinématographique qui survole cent ans d’histoire du cinéma. Une fois que j’avais ce personnage en tête, j’ai pensé à écrire différentes histoires et j’ai voulu associer à ces histoires les cinq sens. Il y avait comme une évidence de commencer par les débuts du cinéma avec un film muet. Évidemment, le sens associé au cinéma muet est la vue, j’avais donc déjà cette première association « vue / cinéma muet ». Pour la deuxième histoire, c’est le film noir qui était le plus représentatif de l’époque que je voulais traiter [les années 1930-40]. L’ambiance du film noir est associée au mystère, à l’idée de secrets à percer, alors c’est l’ouïe qui devient importante, pour essayer de percevoir au mieux ces secrets, qui sont à la fois intérieurs et extérieurs, ils concernent ce que le personnage possède au fond de lui et dans son corps, physiquement. Maintenant que j’y repense, tout cela s’est fait de façon vraiment naturelle, alors que j’ai commencé dans un brouillard total, un peu à la façon d’un labyrinthe. Au début, je ne savais pas si j’allais en sortir.
La salle de cinéma est un endroit imprégné par les âmes et les spectres des gens.
Vous multipliez les citations à différents moments de l’histoire du cinéma tout en proposant quelque chose de très inédit plastiquement. Avez-vous revu des films ou bien vous êtes-vous fier à vos souvenirs ?
À partir du moment où il y avait ce monstre cinématographique, qui est très concret, mon chef opérateur, mon directeur artistique et moi avons essayé de fouiller dans notre mémoire par rapport aux films que nous apprécions. Le regard est quelque chose de très fragile. Plutôt qu’un savoir encyclopédique, le plus important était la perception directe des films et la sensation qu’on en avait. Quand nous avons été confrontés au travail proprement dit, nous nous sommes rendus compte à quel point il y avait de choses complexes à surmonter… Pour résoudre nos problèmes et s’organiser dans notre travail, nous avons été amenés à consulter énormément de documentations sur les films et les différentes époques.
Finalement, chaque segment fonctionne à la façon d’un miroir qui reflète ce qui était pour nous l’essentiel. Parallèlement, à chaque fois qu’on se plongeait dans les documents, on se plongeait aussi dans la vie quotidienne et dans des lieux pour essayer de trouver ce qui, en termes de texture, correspondait le mieux à la période qu’on avait étudiée. Par exemple, pour la deuxième histoire, j’ai pensé à la miroiterie et à quelque chose de labyrinthique, ce qui est devenu un point de départ. À partir de là, cela nous a fait penser à Orson Welles [pour La Dame de Shanghai], à Charlie Chaplin [pour Le Cirque], une interaction assez mystérieuse a eu lieu. Ce n’était pas l’inverse, nous n’avons pas d’abord pensé aux films de Welles et de Chaplin. D’ailleurs, en ce qui concerne le thème de la deuxième histoire, on pourrait dire qu’elle est à propos du « bleu du miroir » !

L’épilogue du film rend un très bel hommage à la salle de cinéma. Quelle place ce lieu possède-t-il pour vous ? Quel souvenir avez-vous des salles de votre enfance ?
Pour moi, la salle de cinéma est un endroit imprégné par les âmes et les spectres des gens, c’est un lieu marqué par la trace de ceux qui s’y sont rendus. C’est aussi là que la réincarnation est possible. C’est pour cela que j’ai choisi ce lieu en tant que symbole. La salle de cinéma est pour moi le lieu du début de la réincarnation.
Concernant mon souvenir des salles qui ont marqué mon enfance, l’important pour moi, plutôt que l’espace lui-même, c’est avec qui je l’ai vécu. Dans ma ville natale, à Kaili [au sud-ouest de la Chine], il n’y avait qu’un seul cinéma. J’ai commencé à y aller au moment où mes parents étaient en train de divorcer. Ils se posaient des questions sur la façon dont la vie allait se réorganiser, et il se trouve que, pour en discuter, ils choisissaient d’aller au cinéma. Ce n’était qu’autour de ce lieu qu’ils parvenaient à échanger, c’était très marquant pour moi. Quand ils se sont séparés, mon père était très seul et décidait souvent de m’emmener au cinéma. Je me revois avec lui, nous montions un escalier pour atteindre la salle. Un jour, il a vu sur une affiche qu’un film américain était projeté. Je l’entends encore dire : « Oh, c’est un film américain, ce n’est pas intéressant, allons-nous en. » Ce film, c’était Titanic !
L’idée de « résurrection » sous-entend que quelque chose devrait renaître… De quoi avez-vous la nostalgie ?
Je ne pense pas être quelqu’un de nostalgique. Sans être nostalgique, cela n’empêche pas que je considère qu’il y a des choses précieuses et importantes à garder. Le titre « Résurrection » s’entend plutôt en ce sens. Je disais que ce n’était pas la salle en elle-même qui était importante, mais la relation humaine qui s’y tisse. Cela fait maintenant dix ans que je passe ma vie à faire du cinéma et j’ai l’impression de ne plus avoir de souvenirs personnels, parce que je suis toujours dans un collectif. Mes souvenirs sont des souvenirs collectifs. Que des êtres soient ensemble face à un écran, présents dans une même salle, c’est cette relation-là qui est précieuse et que je tiens à essayer de conserver.
Mes parents discutaient de leur divorce en allant au cinéma : c’est là qu’ils se parlaient encore.
Vous aviez dit lors de la sortie d’Un grand voyage vers la nuit que les transformations des paysages de la Chine de votre enfance vous obligeaient à moins tourner en extérieur. Est-ce en partie pour cette raison que vous vous êtes tourné ici vers le cinéma comme sujet même, alors que vos deux premiers longs métrages se déroulaient à Kaili, où vous êtes né ?
Face à votre question, j’ai envie de répondre en deux temps. D’abord, cette problématique que l’on retrouve partout dans le monde : il y a toujours des laissés-pour-compte face à un développement économique fulgurant dans tous les pays. L’évolution apporte du positif mais les transformations impliquent en même temps l’abandon de beaucoup de choses. Cela fait naître du regret, même s’il y a face à cela une certaine prise de conscience, avec des organismes qui s’occupent de la protection et de la préservation des choses.

Ensuite, je pense que le cinéma peut être un très bon arrière-plan pour s’exprimer et pour construire des histoires, dans le monde entier. Il peut aussi être source de beauté.
Devant votre film, on a souvent le sentiment de voir quelque chose pour la première fois, ce qui est assez rare. Est-ce que cela serait votre ambition ?
En tant que réalisateur, parvenir à créer une émotion chez son public est quelque chose de formidable. Surtout quand il s’agit d’un film qui regroupe une tendresse, une cruauté, des choses à la fois très sombres et très pures. Tous ces mots montrent à quel point les émotions sont complexes dans ce film, et abstraites. Finalement, je pense que c’est cette abstraction qui peut créer une émotion. Que les choses fassent sens, c’est la plus belle conclusion à laquelle peut arriver un réalisateur dans son rapport aux spectateurs.
Le montage du film a-t-il évolué depuis sa première projection au festival de Cannes ? On peut avoir le sentiment qu’il pourrait être encore en mouvement !
J’ai moi aussi cette impression que ce film est peut-être en permanence en devenir, qu’il y aura toujours un nouveau montage possible. Il se trouve que je collabore avec une jeune monteuse depuis deux ans et que nous avons commencé à travailler ensemble dès le moment du tournage. Les choses étaient à peine tournées que je revenais près d’elle, au moniteur, et nous commencions déjà à travailler au montage. C’était une simultanéité de tournage-montage. Quand nous l’avons présenté à Cannes, il continuait à évoluer. Après Cannes, il a continué à évoluer. Seulement, nous sommes forcément confrontés à ce moment où il faut mettre un point final à une œuvre. Et pour moi, le meilleur moyen que j’ai trouvé, c’est de me lancer dans mon prochain film !
Je ne suis pas nostalgique, mais certaines choses doivent être préservées.
À quelle étape en êtes-vous ?
J’en suis au tout début, je suis en train de poser sur le papier quelques mots concernant ce projet. Je sais que c’est une histoire qui ne cessera d’évoluer, y compris jusqu’au moment du montage. Rien avec moi ne sera jamais fixé à l’avance !
Quel est votre plus grand désir de cinéma aujourd’hui ?
Le plus grand désir que je peux avoir en tant que réalisateur, c’est celui de continuer à faire des films. C’est un désir très simple, qui n’a rien d’extraordinaire, mais ce qui est certain, c’est que quels que soient les problèmes auxquels je serai susceptible d’être confronté, quels que soient les évènements et les vicissitudes de la vie, je continuerai toujours à tourner.






