MAGELLAN
Magellan est un capitaine révolté contre le pouvoir du roi, parce qu’il est un humaniste et croit en la justice. Cependant, quand il obtient finalement le commandement de la flotte des épices, que va-t-il découvrir sur lui-même ?
Critique du film
Le temps des grandes découvertes est une époque majeure, à l’origine de nombreux systèmes occidentaux encore à l’œuvre aujourd’hui. Malgré son attrait exotique, aventureux ou historique, cette période charnière n’a jamais suscité un intérêt majeur de la part du cinéma, à quelques exceptions près. Terrence Malick a revisité la vie de Pocahontas dans Le Nouveau Monde, en maintenant toutefois une distance esthétique avec la réalité, tandis que des cinéastes plus frontaux comme Ridley Scott ont embrassé l’aspect « fresque » du passé, se concentrant sur les figures centrales de ce temps des possibles. Mais le septième art s’est rarement attaqué aux problématiques politiques entourant ces grandes découvertes, qui n’étaient, en fin de compte, des « découvertes » qu’aux yeux d’Européens ignorants. Lav Diaz vient réparer ce silence visuel en se réappropriant l’une des figures majeures du XVIᵉ siècle : dans Magellan, le temps n’est plus à l’émerveillement mais au verdict — condamner les actes passés, trop longtemps camouflés au profit d’une gloire illusoire.
En élaborant un film composé de près de trois heures de plans fixes, le cinéaste affirme d’emblée une intention claire : renoncer aux artifices du grandiose, poser son cadre sans jamais en dépasser les limites esthétiques. Magellan ne cède jamais aux sirènes de l’aventure ou de l’action chorégraphiée et spectaculaire. Chez Lav Diaz, c’est une stricte chronologie des événements qui prime. Le film retrace l’avidité d’un monde pré-mondialisé, déjà ancré dans un capitalisme dont découlent les travers de l’homme blanc occidental. À l’instar de l’Aguirre de Werner Herzog, Magellan illustre l’attrait de la terra incognita : ce que nous définissons aujourd’hui comme des voyages ayant repoussé les frontières de l’Ancien Monde n’étaient en réalité que des rêves de pillage et de conquête. C’est là que se loge toute la violence de l’œuvre, non dans l’exhibition des combats mais dans l’illustration d’une colonisation systémique, d’une conversion forcée des peuples, et de l’hypocrisie d’un homme blanc refaçonnant un monde qui ne lui appartient pas, à l’image d’un « dieu » qui ne serait autre que lui-même.

Fernand de Magellan, retenu par la postérité comme grand navigateur et explorateur de renom, est ici ramené à sa condition d’homme cupide et brûlant de désir de domination. Sa figure aurait pu être réduite à celle d’un simple intermédiaire de la couronne portugaise, mais Lav Diaz refuse cette facilité : l’avidité des puissants serait une dénonciation trop limitée. Ce qui l’intéresse, c’est l’humain, l’être de chair capable de trahir ses semblables, de massacrer sans pitié, persuadé d’accomplir une mission divine par la force et la violence. La caméra ne se déplace presque jamais ; elle capte l’essentiel.
La longue traversée du Pacifique cesse d’être un exploit héroïque pour devenir une lente descente aux enfers, un équipage condamné à suivre son tyran jusqu’à la mort. Les vagues raclent la coque comme les coups de fouet lacèrent la chair. L’horreur du voyage se construit progressivement : que sera capable d’ordonner cet homme face à des peuples inconnus, lorsqu’il condamne déjà ses propres compagnons avec une telle sévérité ? Le réel nous renseigne sur la suite, mais la mise en images permet une immersion sans réécriture de l’histoire. En refusant toute frénésie, Lav Diaz fait de la contemplation un acte actif, voire révolté : admirer, c’est prendre conscience de la tragédie coloniale perpétrée par l’Occident ; contempler, c’est interroger le mythe des « grands hommes », ceux d’une époque qui n’a pas produit que des héros.
Magellan, bien que film éponyme, est à mille lieues de l’éloge. L’œuvre de Lav Diaz se présente comme une réponse à l’Histoire, un regard destiné à la postérité. Sa poésie picturale arrache les images d’Épinal qui ont figé l’imaginaire des grandes découvertes. La croix de Dieu n’est plus qu’un prétexte à l’extermination, le baiser sur le sable d’une terre nouvelle est remplacé par un sabre prêt à fendre l’inconnu, et les navires deviennent des engins de mort autant pour les dominés que pour les dominants. Magellan raconte un récit silencieux, à peine ébruité, mais dont il est impossible de ne pas saisir l’évidence : derrière ces plans lancinants se dessinent les fondations du monde dans lequel nous vivons encore.
Bande-annonce
31 décembre 2025 – De Lav Diaz






