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LOUISE CHEVILLOTTE & GALATÉA BELLUGI | Interview

Dans la douceur feutrée d’une chambre d’hôtel parisienne, dont la promiscuité rappelait presque ironiquement le huis clos bourgeois de La Condition, Louise Chevillotte et Galatéa Bellugi reviennent sur la naissance fragile puis fulgurante du lien qui unit leurs personnages, Victoire et Céleste. Entre domination silencieuse, désir en creux et émancipation progressive, les deux comédiennes évoquent la finesse du film, le regard de Jérôme Bonnell et la modernité brûlante de ce récit situé à l’aube du XXᵉ siècle.

Céleste et Victoire sont deux personnages que tout oppose sur le papier : deux classes, deux éducations, deux rangs dans la maison. Comment avez-vous abordé cette dynamique maîtresse–servante qui se transforme progressivement en alliance intime ?

Louise Chevillotte : Le film est déjà très bien écrit, ce qui est un appui précieux. Au début du travail, je me suis beaucoup attachée à comprendre comment « tenir mon rang », comment incarner cette maîtresse de maison qui cherche à être une bonne épouse, à tenir sa maison. Ce n’est pas simple de l’intérieur : même dans ses relations, le personnage porte une fragilité qu’elle doit constamment surmonter pour maintenir sa classe.

C’était donc un travail de curseurs : quand est-ce que je retire de la puissance ? Comment construire l’évolution du personnage ? Et dans notre relation à toutes les deux, ce qui était étrange, c’est qu’au début je te donne des ordres, je me fais servir, je lui impose quelque chose d’extrêmement violent.

Galatéa Bellugi : Et puis, on n’a pas tourné dans l’ordre.

Galatéa Bellugi pour Le Bleu du Miroir © Thomas Laisné

L. C. : Oui, on n’a pas tourné dans l’ordre, mais on a réussi à construire cette évolution. Il y a un moment de bascule pour moi : la scène de la « condition », avec Swann (Arlaud, qui incarne André, le mari – ndlr), où je lui dis qu’il ne rentrera plus dans ma chambre. Mais aussi celle avec ton personnage, Galatéa, quand je lui explique mon projet : je le fais de manière très fine, empathique, calme ; je ne lui crie pas dessus. Je lui explique qu’elle ne sera pas chassée. Pour moi, il était essentiel qu’à la sortie de cette scène, qui est d’une immense violence mais d’une violence sourde, elle soit bouleversée. Ce que j’aime, c’est qu’on voit qu’elle craque, puis qu’elle se ressaisit aussitôt, parce que la gouvernante apparaît dans les escaliers. Pour moi, c’était vraiment : comment travailler la fêlure, le craquement. Pour moi, l’enjeu était de parcourir la fissure du personnage avec de tout petits indices, jusqu’à ce que ce qu’elle ressent finisse par sortir d’elle.

G. B. : Il y a une question à laquelle je n’arrive pas à répondre, que je n’ai pas posée à Jérôme (Bonnell, le réalisateur – ndlr) et pour laquelle je n’ai pas eu de réponse : est-ce que ces deux femmes se rendent compte de ce qu’elles vivent, et à quel point ? Le personnage de Céleste sait que sa vie sera difficile. Celui de Victoire, au contraire, a grandi dans un monde bourgeois, avec l’idée d’un certain bonheur privilégié. Je trouvais intéressant la façon dont chacune rencontre cette violence-là. Et comme on ne tournait pas de façon linéaire, il y avait des moments où on avait plus d’intimité, d’autres moins, plus ou moins de confiance. On travaillait à chaque fois : à quel moment en étaient nos personnages dans leur rapport ?

C’est comme ça dans la vie : la plupart des hommes qui violentent sont dans un déni absolu.

Beaucoup de choses se racontent hors-champ. Vos personnages se rencontrent dans une douleur silencieuse et la mise en scène renforce l’implicite, les non-dits. Comment avez-vous rempli ces espaces pour façonner votre interprétation de vos personnages avec le réalisateur ?

L. C. : On a fait des lectures ensemble, on a discuté avec Jérôme. Pas tant entre nous, je crois. Ce n’était pas vraiment le sujet. L’enjeu était davantage d’identifier les scènes clés : celles où quelque chose commence à vriller, à changer. Comme si nous étions un peu dramaturges : quand est-ce que ça bouge ?

Et les non-dits, pour jouer, c’est un plaisir fou. Surtout dans une maison bourgeoise où tout le monde doit paraître, sans ne rien laisser transparaître. Les scènes de repas, par exemple : la présence de Céleste bouleverse subtilement la relation entre Victoire et André, mais il ne faut rien montrer. Ces jeux de regards, de respirations, de sursauts… c’est très ténu, mais à jouer, c’est de la dentelle, un petit délice.

Et chacun·e y projette ce qu’iel veut… 

L. C. : Oui, beaucoup est laissé à la projection du spectateur. Il y a vraiment de l’espace pour lui.

Le film aborde des enjeux dont notre génération s’empare peut-être un peu mieux : l’oppression patriarcale, l’affirmation de l’identité queer, le viol conjugal… Avez-vous le sentiment que ce film contribue à faire doucement bouger les lignes pour un public de toutes générations ? 

G. B. : Moi j’ai hâte de savoir comment il sera reçu. C’est marrant : il y a des réactions en salles et tu sens parfois que la salle n’est pas d’accord, juste sur un terme qui a été perçu d’une certaine manière. Certains ont même de l’empathie pour le personnage d’André… c’est intéressant.

On est presque dans l’étude d’un écosystème : un microcosme, un huis clos. (…) Toutes les femmes sont enfermées dans des violences différentes mais équivalentes : Céleste subit des violences visibles ; Victoire des violences conjugales, des humiliations.

Le film montre aussi un système – plus qu’un homme – qui écrase les femmes. Est-ce que cela a résonné rapidement pour vous ? Est-ce que c’est ce qui vous a séduites ?

G. B. : Oui. Et cela résonne avec le monde d’aujourd’hui. C’est ce qui le rend d’autant plus intéressant.

L. C. : Moi, ce qui m’a plu en lisant le scénario, c’est qu’on est presque dans l’étude d’un écosystème : un microcosme, un huis clos. Peu de personnages, qu’on fréquente longuement. On voit cette violence sourde, tapie, et à quel point toutes les femmes sont dominées par la même personne, tout en pensant que c’est normal.

Céleste est isolée, sans argent, loin de sa famille : son horizon, c’est subir. Victoire est mariée, doit donner un enfant, tenir sa maison. Elles sont enfermées dans des violences différentes mais équivalentes : Céleste subit des violences visibles ; Victoire des violences conjugales, des humiliations. Et chaque fois, il s’excuse ; il se dit qu’il n’est « pas si méchant ». Il croit « faire comme il peut », qu’il y a pire que lui.

Je trouvais passionnant de montrer à quel point la violence est présente à tous les étages, et comment celles qui la subissent n’ont au début aucune conscience que ce n’est pas normal. Personne ne pose de mots dessus. L’émancipation vient d’elles-mêmes, et de leur rapprochement, car elles n’ont personne d’autre. Elles découvrent la tendresse, la confiance, l’empathie : un bouleversement. Et quand on goûte à cela, il n’y a plus de retour en arrière : la conscience est là. Pour moi, c’est un film sur l’émancipation et la prise de conscience de ce que l’on subit.

C’est ce lien qui est magnifique. Même si le récit se déroule au début du XXᵉ siècle, il demeure d’une grande modernité : tout résonne aujourd’hui, notamment dans ce lien de sororité.

G. B. : C’est l’histoire des femmes. Et il y a aussi la condition intériorisée : la violence, ce n’est pas seulement les viols, c’est aussi Huguette, la bonne, qui ne va pas écouter Céleste, parce qu’elle aussi a intégré ce système. Victoire, face à Céleste, est d’ailleurs très dure au début.

L. C. : Même cruelle.

G. B. : Cruelle — mais ce n’est presque pas de sa faute : c’est ce qu’elle a intégré.

Louise Chevillotte pour Le Bleu du Miroir © Thomas Laisné

Tout est intériorisé. Le film traite aussi du corps féminin, du désir, de la grossesse non désirée, de l’identité queer. Est-ce que ce sont des éléments dont vous avez beaucoup discuté en amont ? Et est-ce que le fait que le film soit réalisé par un homme à partir d’un matériau écrit par une femme a orienté votre collaboration avec le réalisateur ?

L. C. : C’est toujours la question du male gaze et du female gaze. Jérôme (Bonnell) ne voulait pas du tout étudier ses personnages depuis un point de vue dominant. Il s’est énormément questionné sur la mise en scène, et il nous a beaucoup partagé sa réflexion. C’était très agréable, et rassurant que le matériau de départ soit féminin : il y a une précision, une pensée du désir féminin qui vient de l’intérieur. Et lui, ce qu’il explore dans son cinéma depuis 20 ans, c’est la complexité des rapports, ténus, des choses souterraines, discrètes, la difficulté qu’ont les gens à comprendre leurs propres émotions. J’étais très en confiance : c’est un réalisateur délicat.

G. B. : Et il fait un film où il se questionne en tant qu’homme : sa place, son regard. Il ne saura jamais ce que signifie être une femme. Même les hommes « bien », les hommes bons passent leur temps à se donner bonne conscience.

Le fameux Not all men

G. B. : Voilà ! Il re-questionne cette place-là d’homme. Pour lui, ce n’est pas seulement un film sur les femmes : c’est aussi un film pour les hommes. Il se questionne pour eux.

L. C. :  Ça le déstabilise forcément. Qui n’aura pas d’empathie pour Swann Arlaud ? Au début, André est charmant, généreux, moderne… Sa femme est un peu en demi-teinte, donc il la laisse tranquille. Et c’est comme ça dans la vie. La plupart des hommes qui agressent ou violentent sont dans un déni absolu. Ils ne se sentent pas concernés par la violence. Je trouvais intéressant de montrer le mécanisme : comment on glisse vers une violence qui dégénère, alors qu’elle est déjà là, en sourdine. Cela pourrait durer trente ans sans qu’on dise rien. C’est très honnête, de la part d’un réalisateur, de se demander : qu’est-ce que la violence masculine ? Qu’est-ce que la domination d’un homme qui se pense « bien » ?

G. B. : Et il s’est beaucoup questionné sur la manière de filmer la violence, au regard de l’histoire du cinéma. Filmer un acte violent peut lui conférer une esthétique involontaire — il ne voulait surtout pas cela.

L. C. : Pour les scènes de sexualité ou de viol, il m’a dit : « On filme le début, on filme la fin, mais pas l’acte qui m’intéresse. Je veux seulement qu’on comprenne ce qu’elle a subi. » Il n’avait aucun désir de montrer l’acte en lui-même : on l’a vu mille fois, et sans arriver à l’effet inverse, sous couvert de dénoncer, on peut involontairement érotiser.

Jérôme Bonnell s’est beaucoup questionné sur la manière de filmer la violence, au regard de l’histoire du cinéma.

Et pour une fois, un homme ne sexualise pas, n’érotise pas une scène de viol. Souvent, quand la réalisatrice est une femme, l’approche de ces scènes change, le regard diffère… 

L. C. : Il s’est posé mille questions. C’était au cœur de sa réflexion, même dans son dossier pour le CNC. Et pour notre rapprochement à nous, je ne suis pas surprise qu’il l’ait traité ainsi, mais dans le roman c’est un amour plus explicite. Là, il y a la force du hors-champ : qu’est-ce que ce tressaillement entre deux femmes qui n’ont jamais connu d’intimité ? Comment raconter ce vertige, ce temps que prend la rencontre ? La suite appartient au hors-champ, à l’imaginaire — mais tout est déjà en puissance.

La vibration finale en est d’autant plus intense. 

G. B. : Elles se rencontrent en pyjama, et on ne sait plus qui est la bonne. On sait, mais… la nuit, en secret, cette hiérarchie disparaît. Ce sont juste deux femmes, aussi seules l’une que l’autre.


Entretien réalisé à Paris en décembre 2025


© Photos réalisées par Thomas Laisné pour Le Bleu du Miroir