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LE CORBEAU

Dans un village français au début des années 1940, des lettres d’insultes anonymes de plus en plus virulentes commencent à pleuvoir sur les habitants, décrivant les vices de chacun, les accusant parfois de maux imaginaires. Elles ciblent en particulier le docteur Germain, mystérieux gynécologue renfrogné et solitaire, soupçonné d’avoir une liaison avec la femme du psychiatre et de pratiquer des avortements clandestins – passibles de la peine de mort à l’époque.

Plume anonyme

Chef-d’oeuvre mal-aimé, interdit à la Libération, massacré par la presse résistante, « Le Corbeau » est un film à part, tant par les conditions de son tournage que par sa dureté et l’anathème qui l’a frappé dès sa sortie. 

Culture populaire

L’histoire est en grande partie inspirée de l’affaire Angèle Laval qui défraye la chronique dans la France de l’après-guerre. A partir de 1917,  à la suite d’un dépit amoureux, la jeune fille avait accablé pendant près de cinq ans la ville de Tulle de milliers de lettres anonymes. Son statut d’employée de la préfecture lui permettait d’être très bien renseignée sur un certain nombre de sujets délicats tout en inventant des enfants illégitimes à certaines de ses victimes par exemple. Elle signait ses missives par « L’oeil de Tigre ». L’affaire tourne au drame quand un greffier, qui pensait que sa femme était l’auteur des lettres, meurt à l’asile. La coupable ne sera démasquée qu’après une séance de dictée collective avec tous les suspects, scène que l’on retrouve à l’identique dans Le Corbeau. Un journaliste de l’époque avait décrit l’anonymographe sur le banc des accusés repliée sur elle-même, comme « un oiseau qui a replié ses ailes », expression imagée qui inspire à Clouzot le titre de son film. Une autre affaire de lettres anonymes a lieu dix ans plus tard à Toulon, suffisamment pour éveiller la curiosité d’un jeune monteur cinéphile qui se rêve scénariste, Louis Chevance, lequel co-signera avec Clouzot le script du Corbeau

Cependant, l’histoire se veut universelle. Un mystérieux encart nous indique dès le début que si le village s’appelle Saint-Robin, l’action pourrait se situer « dans une petite ville ici ou ailleurs ». Le film réussira même à faire passer dans le langage courant le terme « corbeau » pour désigner l’auteur de lettres injurieuses et anonymes. Près de quarante ans plus tard, en 1984, un autre drame consacre l’entrée du terme corbeau dans le vocabulaire : le meurtre du petit Grégory Villemin, apothéose de près de trois ans de persécution de ses parents par courriers et coups de fil interposés. Comme si le film de Clouzot avait su cerner, à une époque donnée, un travers bien français qui n’était pas destiné à disparaître. 

Un chef d’oeuvre d’abord interdit

Dès sa sortie, la noirceur du Corbeau provoque la gêne. Un journal fait courir la rumeur que le film aurait été distribué en Allemagne sous le titre de « Une petite ville française ». On accuse le film de servir la propagande nazie. C’est peut-être pourquoi Le Corbeau, férocement anti-collaborationniste, vaudra paradoxalement à Clouzot des ennuis avec le comité d’épuration à la Libération, entre autres parce qu’il avait été produit par la Continental, une société allemande. Après la guerre, Le Corbeau restera interdit un temps et il faudra que des intellectuels tels que Sartre et Beauvoir montent au créneau via une pétition en sa faveur. Désormais reconnu comme un chef d’oeuvre, le film n’a rien perdu de son acuité près de soixante-dix ans après sa sortie.

Film le corbeau
 

Tourné sous l’Occupation, en 1943, le troisième long-métrage de Henri-Georges Clouzot le consacre comme un réalisateur majeur, capable d’imposer son style âpre. L’introduction donne le ton. Un long plan sans paroles ouvre le film. La caméra, et à travers elle le spectateur, se promène dans le village à la manière d’un fantôme, en voyeur, comme pour mieux observer le cadre dans lequel évoluent les personnages. Les acteurs se souviendront, paraît-il, du climat de tension qui régnait sur le plateau de tournage.

Comme dans son précédent film, et comme plus tard dans Les Diaboliques, le réalisateur déploie sa vision pessimiste de la société, qui n’épargne pas les enfants, aussi sournois et mauvais que les adultes. Déjà vu notamment dans L’Assassin habite au 21, Pierre Fresnay, tout en rigueur protestante, incarne dans le rôle du docteur Germain l’idéal de l’homme incorruptible, sorte de double du réalisateur qui observe d’un oeil blasé et sans concession la société corrompue des hommes. On retrouve dans Le Corbeau un discours anti-élite courant chez Clouzot, peut-être d’autant plus flagrant en temps de guerre, quand les élites françaises avaient irrémédiablement failli. Si L’assassin habite au 21 se moquait de l’appareil policier et à travers lui, la Gestapo, Le Corbeau ridiculise les notables de provinces, fats et incompétents, incapables de gérer ce Clochemerle tragique. 

Critique anti-collaborationniste

Mais c’est aussi de la part de Clouzot une critique à peine voilée de l’attitude de ses compatriotes sous l’Occupation, de la collaboration et de la pratique bien répandue à l’époque des lettres de dénonciation anonymes. Dans le film, le dessin qui conclut les lettres d’injures évoque un oiseau stylisé, presque un symbole fasciste. Sa seule vue suffit à provoquer l’effroi. L’oeil de Clouzot se fait presque espiègle lorsqu’à un moment, lors de la procession funèbre en l’honneur d’une victime du Corbeau qui s’est suicidée, une enveloppe tombe du corbillard. Tout le monde comprend qu’il s’agit d’une nouvelle lettre d’insultes et s’écarte de l’objet du délit. Personne n’ose la ramasser. Seuls les enfants, dans ce village d’hypocrites mesquins, s’y aventurent. Le film agit aussi comme une métaphore de l’antisémitisme virulent de l’époque, qui crée des boucs émissaires dès qu’un climat de tension s’installe. La rancœur populaire se fixe rapidement sur une certaine Marie Corbin, infirmière et religieuse rigide, dont le nom rappelle celui de « Corbeau » par homophonie et dont la longue cape noire évoque l’animal. Une scène en particulier, assez longue, la montre en train de fuir le concert des voix qui l’accusent dans la ville vide, courant d’une rue à l’autre comme un animal traqué, réminiscence des chasses aux sorcières du Moyen-Age.

Avec Le Corbeau, Clouzot montre sa capacité à proposer une galerie de personnages complexes, d’une certaine épaisseur psychologique. Ginette Leclerc incarne une figure de femme forte, rare pour l’époque où elles étaient cantonnées aux rôles de garce ou de godiche. Son personnage de femme fatale cache un défaut qui explique son comportement et trouve dans les bras du docteur Germain une forme de rédemption. À la fin du film, Clouzot laisse le spectateur sur sa fin : les motivations réelles du corbeau dévoilé nous échapperont en fait toujours un peu. Jalousie ? Volonté délibérée de semer le chaos ? Comme dans beaucoup de films policiers, la sexualité, même à peine évoquée, est un puissant moteur d’explication de l’action des personnages. Le docteur Germain est une sorte de moine solitaire qui semble comme castré depuis le double drame qu’il a subi quelques années plus tôt. Denise la boiteuse séduit les hommes pour surmonter son infirmité. Laura, si douce et pure, est mariée à un vieillard incapable de la combler sexuellement, Marie Corbin est une vieille fille acariâtre qui a encore de la tendresse pour son ancien fiancé. Enfin, Rolande, bien que très jeune, sait minauder pour obtenir ce qu’elle veut des hommes plus âgés. Et comme souvent lorsque la sexualité occupe le premier plan, la mort n’est jamais loin. Avec son long voile de deuil, la mère du patient de la chambre 13 représente une sorte d’incarnation physique de l’Ange de la mort. Pour l’historien du cinéma Pierre Billard, cette centralité du sexe explique pourquoi le Parti communiste, comme l’Eglise catholique, tous deux adeptes « d’une pudibonderie doctrinale », se sont ligués contre le film. La Centrale catholique du cinéma, sorte d’organisme de bienséance, conseillera de le « proscrire ». Et même après que Clouzot ait triomphé à la Mostra de Venise avec Quai des Orfèvres, « l’Humanité » continuera de ne voir en lui qu’un porte-voix de la propagande hitlérienne.


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