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LES TRAVAUX ET LES JOURS

« La première règle en agriculture est de ne pas chercher la facilité. La terre exige des efforts. » (Géorgiques, Virgile). Les Travaux et les Jours est une chronique qui raconte, au fil des saisons, le quotidien d’une agricultrice, Tayoko Shiojiri, dans un village des montagnes de la région de Kyoto, dessinant le portrait d’une femme, d’une famille, d’un terrain, d’un paysage sonore et d’un autre rapport au temps.

CRITIQUE DU FILM

Bleu de travail, bleus au travail ✊

Huit heures, soit la durée d’une journée de travail mais celle également de ce film (distribué en trois parties lors de son exploitation en salle). Huit heures pour prendre la mesure d’une vie extraordinairement banale, celle de Tayoko Shiojiri, et de son environnement. Filmée au long de cinq saisons, cette chronique est une succession de temps faibles, de fragments de vie quotidienne, qui, mis bout à bout, creusent dans l’épaisseur du temps, la forme d’une existence.

Le film procède à la fois de la boucle et du catalogue. La répétition des jours produit un effet de familiarité quand le répertoire topographique ne cesse de révéler les espaces, aussi bien dans les détails que dans les ensembles. Les angles de vue sans cesse renouvelés, il faut attendre un grand mouvement panoramique, à la fin du film, pour comprendre précisément comment la maison de Tayoko s’inscrit dans le paysage. Ce mouvement correspond au pic dramaturgique du film lorsque Tayoko, travaillant au jardin, est avertie de la mort de Junji – son mari, dont la maladie puis l’agonie constituent un arc du récit ou plutôt une chronologie parallèle – et accourt à son chevet.

Le film pourrait avoir les apparences du pur document mais c’est bien une fiction qu’ont réalisée les deux cinéastes. Si la présence de Ryô Kase (Silence, Lettres d’Iwo Jima) en est un signe fort, le minutieux travail sur l’architecture sonore en constitue une guirlande de signes faibles. Aux sons de la nature, de la maison, se mêlent des musiques additionnelles, compositions expérimentales discrètes qui participent à légèrement décaler l’effet de réel.

La notion de travail irrigue le film de manière polysémique. Il y a bien sûr, l’activité de Tayoko, le travail quotidien de la terre : maraîchage, défrichage, cueillette, ensemencement, récolte… Autant de tâches liées au cycle des saisons, parfois empêchées par les caprices de la météo, parfois allégées par ses clémences. De la même manière que Tayoko ne travaille pas la terre dans une relation verticale, mais travaille avec la terre, c’est à dire prépare les dispositions d’une production, laquelle nécessite une patience, les cinéastes proposent des images qu’il appartient au spectateur d’habiter. Autrement dit, le film travaille, tout en douceur, suggestion et simulation, à travailler le spectateur, à labourer en lui un endroit universel, sillon actif et creuset intime au sein desquels les échos de vies éloignées se rejoignent dans un refrain commun d’existences comparables.

L’autre sens que le film donne au mot travail, c’est celui du temps, entre usure et perpétuel enchantement. Deux mouvements sont perceptibles, celui de la boucle et celui de la ligne droite, le premier s’enroulant autour du second de telle sorte qu’il l’érode. La maladie puis la mort de Junji incarnent une finitude à laquelle chaque jour, mais rien précisément à l’intérieur de chacun de ces jours, prépare. C’est la mort de Junji qui a provoqué le début du film, les deux cinéastes (dont l’un est le genre de Tayoko) sautant dans un avion pour filmer la cérémonie funéraire. Décision fut prise alors de reconstituer les derniers mois de leur vie ensemble, en faisant incarner le rôle de Junji par un acteur. L’entreprise pourrait s’apparenter à film historique tourné au présent, de la nature, des sentiments de Tayoko. Le tournage offre en effet à Tayoko une opportunité de revivre « en mieux » cette période cruciale.

Les travaux et les jours

Ainsi, la superbe scènes au temple Tenryu-ji où les souvenirs du couple finissent par se confondre dans l’évocation de deux arbres qui semblent dialoguer entre eux. Tayoko parle pour deux, Junji apparaissant déjà comme un fantôme actif, soit le double de ce que pourrait être le spectateur du film : l’enveloppe palpable d’une interlocution rêvée. Plus tôt dans la première partie du long-métrage (qui en compte cinq), Tayoko, lors d’un repas bien arrosé, aura confessé le regret d’une vie imposée avant d’être acceptée. Sa condition de femme la tint assignée aux taches ménagères alors qu’elle rêvait de s’inscrire au conservatoire de musique. C’est toute la trajectoire de Takoyo qui prend un autre sens, de la contrainte à la gratitude, un chemin de labeur et d’humilité traduit par une séquence de montage fantastique où elle traverse la maison dont les pièces n’en finissent plus d’être séparées par des cloisons coulissantes.

Des obstacles comme des éclipses, l’occasion de conclure en évoquant les merveilleux plans nocturnes, foison de visions que le sommeil dérobe à notre vue. Ouvrir l’oeil, tout recommence, le fermer, rien ne s’interrompt. Huit heures, une vie, un passage. Le métier de vivre.


Cycle Chroniques du labeur

Bleu de travail, bleus au travail