CLERKS
Quelque part dans le New Jersey, au milieu des années 1990. Dante Hicks, épicier dans une boutique isolée, est réveillé un matin par son patron qui lui demande de venir remplacer un collègue malade . D’abord réticent, Dante se laisse convaincre de travailler jusqu’à midi. Avec lui, Randal Graves, commercial arrogant et cynique d’un vidéo club proche de son commerce. La journée sera longue…
CRITIQUE DU FILM
A l’inverse, son acolyte Randal Graves est le « ça » freudien dans toute sa splendeur. Arrogant, hautain, jamais à l’écoute ni de ses amis ni de ses clients, il gère son vidéoclub adjacent à l’épicerie avec dilettantisme et passe son temps à débattre seul sur les méfaits des actions de la Résistance dans la première trilogie Star Wars. Dante cherche à trouver des solutions ? Randal fait fuir les gens. Randal est autant ce que déteste Dante que ce qu’il recherche in fine : une liberté loin de cette épicerie qui le traite comme un faire-valoir, et un besoin de penser à lui avant de penser aux autres.

LE THÉÂTRE DU TRAVAIL
La grande réussite de Clerks est de passer la quasi-totalité du film dans une unité de lieu identique, mais qui malgré tout offre une malléabilité spatiale étonnante. Le lieu de travail, surtout dans le monde de la vente, est un lieu vivant plus qu’un lieu de vie. Il édicte par ses produits et ses multiples thématiques ses codes, ses normes et ses valeurs. A ce titre, les personnages qui défilent à l’écran sont tous différents car ils ne viennent pas pour les mêmes raisons. Chaque rayon a sa personnalité, son espace et son volume d’air.
De fait, aucun plan ne ressemble à un autre, si ce n’est ce célèbre plan de demi-ensemble montrant le comptoir de la caisse, centre névralgique du système filmique, mais aussi du système commercial. Le réalisateur Kevin Smith, dont il s’agissait du premier long-métrage, organise ces chroniques issues de l’épicerie Quick Stop Groceries telles une compilation de comic-strips, sublimées par ce noir et blanc granuleux très expressif, dépeignant l’existence de ces employés modèles blafards. Chaque recoin, chaque focale raconte un pan de ce magasin et, par extension, symbolise les pensées de ce pauvre Dante. Si ces séquences comportent des fils rouges narratifs absurdes , comme un marivaudage invraisemblable ou des apartés incarnés par deux stupides dealers du coin, elles sont toujours guidées par le travail, la vente en caisse, l’observation des clients et leurs demandes parfois loufoques.

35 HEURES, C’EST PAS ASSEZ
Ainsi Smith explore ce monde aussi comique que pénible de la vente comme une forme de théâtre, dont les scènes n’existent que grâce aux consommateurs dans le magasin. Les gens qui achètent sont autant différents qu’il deviennent un magma expressif difforme, farfelue, parfois abjecte. Et le fameux Dante Hicks une éponge face aux clients : c’est un type plutôt gentil, serviable, trop serviable même, qui prend les informations où elles sont bonnes à prendre, tente de conserver son self-control, et surtout par ces paramètres fait avancer le récit. Comme le slogan de l’affiche l’indiquait, ce n’est pas parce qu’il les sert qu’il les aime ; cependant il fait bonne figure.
Cette position de négociant pour satisfaire au mieux les gens laisse entrapercevoir des micro-détails qui poignent, des situations qui se répètent ou des séquences qui se distendent dans le temps. C’est au moment de l’apparition d’une sensation de déjà-vu que la magie opère pleinement. À force d’insister sur des éléments inhérents aux lieux ou dus à des événements jadis montrés, Clerks réussit le tour de force d’être intemporel. Il ne s’enferme pas sur l’actualité mais sur lui-même. Rien d’autre que ce bout de quartier n’existe, rien ou presque ne dépasse comme s’il était tributaire des comportements des personnages. Si un court moment montre les protagonistes quitter leurs postes, il est aussitôt rattrapé par un plan de coupe de gens attendant que le magasin réouvre.
L’épicerie est donc le lieu de début et de fin de caractérisation de tout le monde. En clair, Quick Stop Groceries est un monstre qui se suffit à lui-même, avale et recrache ses clients, et sa vie continuera avec ou sans Dante et Randal à bord. Et les deux semblent le savoir, car Dante, qui martèle qu’il n’aurait pas dû travailler ce jour-là, se dit en fin de compte que ça ira forcément mieux demain.
Cycle Chroniques du labeur
Bleu de travail, bleus au travail






