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BABYLON

Los Angeles des années 1920. Récit d’une ambition démesurée et d’excès les plus fous, BABYLON retrace l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites.

Critique du film

Le programme de Babylon de Damien Chazelle ressemble, à première vue, à tous ses précédents films : la réussite d’un projet tient avant tout à l’épuisement total de ses actants et de la situation. En outre, c’est toujours dans une atmosphère de fin de règne que se créeraient tous les événements du récit. Quand Manny Torres, jeune valet de soirées mondaines où le tout-Hollywood des années 1920 est convié, débarque dans la capitale américaine du cinéma, il y découvre un monde déjà fatigué, au bord du précipice, jetant son dernier souffle dans les excès nocturnes en tous genres. L’incipit de Babylon parait tout d’abord être une succession d’anecdotes que l’on pourrait croire sorties du livre Hollywood Babylone de Kenneth Anger. Le maniérisme du réalisateur se faufile au milieu de pastilles de plus en plus graveleuses ou macabres. Mais cette ouverture offre aussi une très belle présentation d’une grande pluralité de dynamiques narratives et formelles que Chazelle va dérouler au fil du long-métrage : Babylon, c’est un film choral à l’ambition démesurée sur la destinée de cinq personnages que l’arrivée du cinéma parlant va mettre au ban de la société cinématographique.

Babylon

HOLLYWOOD, C’EST DE LA DYNAMIQUE

À ce titre, le long-métrage ne se contente pas de faire la part belle à ses deux immenses vedettes qui trustent les affiches officielles : certes, Margot Robbie et Brad Pitt jouent un rôle majeur dans l’édifice, mais le jeune réalisateur franco-américain cherche aussi à y déterminer les différents corps de métier du cinéma, afin de montrer l’énergie et la fureur autour d’un plateau de tournage d’un film muet avant 1927. Damien Chazelle se sert aussi de cette période pour montrer le virage technique et moral que tente d’insuffler Hollywood dans les années 1930, renforçant la censure autour de certains projets jugés trop « pornographiques », ou tentant de rendre les frontières entre les « Units » plus mouvantes. Il y a bien sûr Manny Torres, wannabe hollywoodien qui rêve d’acquérir une responsabilité sur un plateau de tournage, mais l’exemple le plus frappant à ce sujet reste celui de Sidney Palmer, jeune trompettiste afro-américain que l’arrivée du parlant va propulser sur le devant de la scène.

De musicien de troupe écoutable sur gramophone, il devient tête d’affiche de studios hollywoodiens charmés par son talent. Cette trajectoire se dissémine formellement dans le film : au départ, Chazelle le filme en plan taille dans cette soirée que nous évoquions en début de texte, en se focalisant à l’image sur son instrument de musique qui donne le tempo de la séquence. En milieu de film, lors d’une séquence démontrant le racisme de l’époque et la persona de plus en plus grandissante de ce néo-acteur, Chazelle change la zone de netteté de sa caméra et décide de faire le point sur Palmer et non plus sur sa trompette, toujours en plan taille. En fin de film, lorsque l’osmose entre l’acteur et sa fonction de musicien ne font finalement plus qu’un, et qu’il a pu s’éloigner des considérations ethniques ou sociales qu’on a pu lui faire subir, Chazelle présente enfin Sidney Palmer en plan de demi-ensemble, le point simultanément sur lui et sa trompette, unis par l’idée que sa nouvelle position sociale (que nous ne dévoilerons pas pour ne pas divulgâcher son arc narratif) était peut-être celle qu’il recherchait depuis le début de sa carrière. Le programme de Chazelle est ainsi respecté : en épuisant sa responsabilité, en cherchant à trouver sa place au sein d’un milieu quitte à souffrir durant de longues périodes, Palmer a réussi à dénicher une place qui lui convient et à mener sa barque comme il aurait pu le souhaiter dès le départ.

Babylon

LE SERPENT QUI SE MORD LA QUEUE

Babylon réussit donc une petite partie de son temps à articuler par ses seconds rôles la montée des petites mains au sein d’un système des années 1920 et 1930 qui ne pourra que les broyer à un moment de leur carrière. Cependant, le film n’est pas exempt de défauts. En effet, malgré une première heure absolument remarquable en termes d’exposition et de cinétique, le sujet paraît juste après ne pas du tout être dégrossi. Lorsque Damien Chazelle évoquait vouloir réaliser un grand film sur le cinéma de cette époque, la sensation éprouvée à partir du deuxième tiers de son long-métrage est qu’il n’a pas réussi à trancher à propos de ce qui l’intéressait le plus au sein de son thème gargantuesque. Ainsi, ce qui a trait à une idée à propos du paysage audiovisuel hollywoodien parait régulièrement frôler le hors-sujet ou être un point évoqué simplement en surface des choses.

Par conséquent, le film s’enferme dans une succession de lieux communs sans intérêt qui parasitent toute l’atmosphère et la passionnante mécanique que le cinéaste avait pourtant mis à exécution au départ. Lorsque Brad Pitt, star du muet et égérie de la MGM période Irving Thalberg, découvre que les gens le considèrent comme un has-been, il ne fait rien d’autre que se morfondre de sa situation, et jamais un regard précis ou incisif de la part de Chazelle ne vient étayer ce propos. Oui, le parlant a fait du mal à beaucoup de stars du muet qui n’ont pas réussi à s’en accommoder ; oui, le code Hays a anéanti une partie d’une production plus érotique ou libérée sexuellement, mais que dit le réalisateur de Whiplash que d’autres n’ont pas dit depuis plusieurs décennies à ce propos dans le cinéma américain ? Par ce biais, les références identifiables durant les trois longues heures de film paraissent devenir bien plus que des références : elles deviennent des couvertures thématiques, comme si Chazelle indiquait par aveu de faiblesse que tout ce qu’il indique dans Babylon a déjà pu être traité autre part – en bien mieux.

Enfin, et c’est là où le bât blesse sans doute plus : Babylon a un aspect extrêmement punitif dans le déroulé de son script. Au cœur du film se noue une relation ambiguë entre Manny Torres et une actrice en devenir, Nellie LeRoy (incarnée par Margot Robbie). Toujours sous emprise de substances, dépravée et accro au jeu de cartes, elle ne laisse aucune chance à son ami qui l’a toujours soutenu et tenté de relancer sa carrière hollywoodienne au crépuscule du muet. Manny souhaite très rapidement métamorphoser la persona de LeRoy de jeune actrice de films sexuellement osés en grande comédienne de drames appréciés dans les hautes sphères. Ce même Manny lui assène à un moment « aujourd’hui, ce qui compte est la morale. » – manière explicite de présenter les grandes lignes du code Hays, entré en vigueur en 1930 aux États-Unis. L’inconvénient est que cette « morale », via cette réplique, se personnifie par le personnage de Manny qui était pourtant la porte d’entrée du spectateur dans la diégèse du film (on découvre ce Hollywood-là par ses yeux et son comportement en tout début de long-métrage).

Le film aurait pu prendre le parti génial de subvertir notre regard posé sur ce personnage en en faisant un nouveau ponte tout-puissant mais dont le comportement ferait étalage de sa nouvelle médiocrité. Or, il n’en est rien. Manny reste Manny, le regard porté sur lui ne bouge pas d’un iota, et par extension le film devient presque lui-même garant de cette morale et punit très régulièrement ses personnages pour leurs démons dont ils essaient de se dépêtrer sans succès. Cela donne une tonalité étrange lors de la conclusion de ce fourre-tout, parfois auto-satisfait d’éléments aberrants de l’époque qu’il ne parvient pas à pervertir autrement que par des gags scatophiles ou émétophiles peu reluisants et bien trop faciles.

Babylon

En résulte par ces deux gros travers une production qui semble se mordre la queue à plusieurs reprises, à cause notamment d’un sujet bien trop vague ou d’une durée bien trop longue pour son propre bien. Babylon, en dépit de ses excellentes intentions, peine à faire le lien esthétique direct avec toutes les influences notables qu’il injecte au fil des minutes autrement que comme moyen de se dédouaner de ses faiblesses notoires. Néanmoins, ces carences bien visibles n’entravent en rien la superbe énergie qui se ressent durant une grande partie du long-métrage et une poignée de scènes jubilatoires, preuve en est que si Chazelle n’est pas parvenu à retranscrire une vision claire de son projet, il faut admettre qu’il reste un cinéaste dont l’instinct fait souvent mouche au sein de ses séquences, et dont l’érudition de son langage cinématographique parait, par touches, s’affiner au milieu de cette cacophonie mise en images.

Bande-annonce

18 janvier 2023 – De Damien Chazelle
avec Brad Pitt, Margot Robbie et Diego Calva




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