NADIA MELLITI | Interview
Elle ne venait pas du sérail, ne rêvait pas du grand écran, et pourtant, un simple casting sauvage a bouleversé son quotidien. Révélée dans La petite dernière de Hafsia Herzi, adaptation du roman de Fatima Daas, Nadia Melliti a reçu, en mai dernier, le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes. Une reconnaissance fulgurante pour cette étudiante en STAPS qui, quelques jours avant la sortie du film en salle, continue de jongler entre ses études, son amour du sport, et ce nouveau monde du cinéma dans lequel elle s’est lancée avec une rare sincérité. Lors d’un entretien à Paris début octobre, elle revient sur cette aventure inattendue, sur les rencontres déterminantes qui ont façonné son rôle, et sur les résonances profondes d’un personnage qui bouleverse autant qu’il libère.
Depuis votre prix d’interprétation au festival de Cannes, beaucoup de choses ont sûrement changé pour vous, avec ce premier rôle qui a tout de suite été mise sous les projecteurs. Comment gérez-vous cette attention soudaine et cette reconnaissance ?
Nadia Melliti : Je me sens bien, comme d’habitude. Bien sûr, ça a changé des choses, notamment l’anonymat, parfois je suis approchée dans la rue, comme je l’ai été moi-même la toute première fois avec la directrice de casting. Sinon je continue de vivre ma vie, je vais toujours à l’école, je suis toujours en STAPS, je fais mon année de licence, je me prépare aussi pour le concours pour devenir enseignante.
Cela se ressent dans le film, vous aviez donc une formation sportive avant de jouer Fatima ? Hormis vos compétences footballistiques, comment se sont déroulées les rencontres avec Hafsia Herzi et Fatima Daas après votre casting sauvage ? Comment vous êtes entrée dans le projet, dans le personnage?
Tout a commencé avec cette rencontre avec la directrice de casting qui était totalement due à un hasard de la vie, au fait d’être au bon endroit au bon moment. Par la suite, grâce à cette directrice de casting, j’ai eu la chance d’être conviée à différentes répétitions avec d’autres acteurs et actrices. J’ai vraiment apprécié ce jeu d’improvisation, puisque c’est comme ça que je suis entrée dans des répétitions, c’était par l’improvisation. Je me suis prêtée à ce jeu de « s’inventer une vie » et en même temps garder des choses qui nous sont propres. La première fois, j’avais pour mission de faire une impro et je l’ai faite en fonction de ce que j’étais moi-même, puisque je n’avais aucune expertise… Et d’ailleurs, aujourd’hui, je n’ai encore aucune expertise dans ce domaine, je pense qu’il faut plusieurs années ou voir une carrière pour se prétendre en tant que telle.

Par la suite, j’ai rencontré Fatima, après recommandation de la directrice de casting qui m’a recommandé de lire son livre. J’ai pu faire la connaissance de l’autrice de ce très joli roman, qui m’a énormément bouleversée, qui m’a touchée aussi. J’ai accroché immédiatement avec la complexité du personnage, cette dualité qu’elle découvre, cette spiritualité (presque poétique) qui l’entraîne, mais qui reste en même temps très désordonnée – puisque c’est un livre qui est construit, non pas dans un ordre chronologique, mais avec plusieurs idées qui émergent. Ce sont des bribes de pensées qui nous parviennent à chaque fois.
J’avais des préjugés sur le milieu du cinéma… Hafsia les a déconstruits en un instant.
Quand j’ai été choisie, je n’y croyais pas, j’avais l’impression de ne pas vivre cette aventure comme je devrais, puisque je suis très surprise. En même temps, je me dis que c’est un univers qui est tellement distant, et différent du mien, que ça va être un défi intéressant à mener, même si je me demande si je vais y parvenir. J’ai choisi de l’approcher sans me poser de questions, Carpe diem, et que si on me faisait confiance, il fallait que je me lance.
En revoyant Fatima, je me suis rendue compte que je pouvais prélever énormément d’informations à partir d’une personne, de son comportement. Je l’ai beaucoup observée, je regardais comment elle était habillée, comment elle me parlait, comment elle se mouvait dans l’espace, sa façon de tirer sa chaise, de me proposer le café. Ces petits éléments-là m’ont été très utiles pour la construction du personnage.
Vous vous êtes immergée dans ce rôle à partir de votre observation ?
Il faut quand même s’inspirer de quelque chose, avoir une base, et ça m’a beaucoup aidé d’ailleurs dans mon interprétation. J’ai utilisé aussi l’imagerie mentale, c’est un process qu’on fait en STAPS pour les sportifs de haut niveau, qui consiste à se projeter dans un espace, en train de faire par exemple un salto, avant de le faire. Ça ne veut pas dire qu’on va réussir à le faire après, mais ça peut déjà donner une idée de l’endroit où on va se placer dans une salle, où on va se placer sur le trampoline, où on va prendre appui, avec d’autres choses à côté qui vont nous aider à le réaliser.
Pour la rencontre avec Hafsia, ça a été une évidence. J’avais quelques questions par rapport au cinéma, parce que je suis un peu ce qui se fait sur les réseaux sociaux, parfois même du bouche à oreille on entend certaines choses, et moi j’avais peur des préjugés qui ont été déconstruits en un instant ! Dans cet univers du cinéma, j’avais l’impression que les réalisateurs étaient prétentieux, un peu autoritaires, et quand j’ai rencontré Hafsia, c’était l’inverse : c’est quelqu’un de très empathique, très simple et humble. Je suis très bien tombée finalement, encore au bon endroit pour un moment.
Le cinéma, c’est un univers tellement distant du mien. Je me suis dit : carpe diem, si on me fait confiance, je me lance.
Est-ce que cette évidence avec Hafsia a été renforcée avec le prix d’interprétation à Cannes, et est-ce que vous avez reçu des propositions de rôles depuis ?
Pour ma part, lors du tournage, je ne me suis pas posée de questions, sur le métier, sur ce domaine. J’ai vraiment vécu les émotions sur le moment présent. Je n’en avais d’ailleurs pas parlé à mon entourage, parce que j’avais la nécessité de garder ma concentration, et j’avais peur qu’en parler me fasse perdre toute cette énergie là. Mais à la fin du tournage, le dernier jour, quand on réalisait qu’on n’allait plus se revoir alors que des liens forts s’étaient créés, avec beaucoup de souvenirs, j’ai senti en moi que j’y avais pris goût.
Mais je suis consciente que, dès le départ, je suis tombée sur les bonnes personnes, car ça n’a été que du bonheur, que de l’enrichissement, que de la positivité, de l’amour aussi, parce qu’on s’est respectées les unes les autres. C’était un projet très humain, j’avais l’impression de faire partie d’une asso, parce que tout le monde était bienveillant et tolérant, même vis-à-vis du manque d’expertise que je pouvais avoir sur le plateau. Je n’ai jamais ressenti de jugement. Au final, cette expérience a déconstruit tous mes préjugés.

Pour ce qui est du prix d’interprétation, je l’ai surtout pris comme une validation de compétences, puisque c’est un jury, qui a quand même une expertise folle dans le domaine, qui vous l’attribue. Ce n’était plus seulement la confiance d’Hafsia, c’est peut-être qu’il y a quelque chose à faire aussi dans le ciné si ce que j’ai fait a été validé par des jurys compétents. C’est rassurant d’avoir un prix quand ce n’est pas votre domaine de prédilection. Ce n’est pas comme être architecte, quand vous construisez une maison… Pour moi, c’est une source de motivation, mais je garde à l’esprit quand même qu’il y a tout à construire, rien n’est vraiment garanti dans la vie, c’est imprévisible, donc il faut vivre les choses comme elles viennent… Le prix fait arriver des propositions, forcément, puisque qu’il offre de la visibilité… Les personnes vous voient, elles sont plus aptes à vous proposer quelque chose.
Très jeune, on m’a dit que le foot n’était pas pour les filles. Que j’étais un garçon manqué.
En parlant de visibilité, est-ce que vous aviez conscience que vous alliez incarner un profil rare dans le paysage cinématographique français, que cela pouvait être une forme de responsabilité liée à cette représentation, à la fois de personnages de banlieue et de personnages d’orientation queer, ou bien est-ce quelque chose que vous avez préféré évacuer ?
Sur le moment, franchement, je n’y ai pas du tout pensé. Ce ne sont pas des questions que je me suis posées, mais avec le recul, quand on s’intéresse à la thématique de ce film et la symbolique qu’elle transmet, forcément à un moment donné on est obligé de prendre position. En ce qui me concerne, ma prise de position a été liée à la question de l’émancipation et de l’égalité. Pour moi, c’est fondamental au sein d’une société, pour l’épanouissement de tous, on ne peut pas évacuer la question de l’altérité.
Très jeune, quand j’ai voulu faire du foot, on m’a tout de suite catégorisée. On m’a dit que j’étais un garçon manqué, que le foot n’était pas pour les filles, que je n’avais rien à faire sur un terrain. À cause de ça, j’avais des copines en élémentaire qui ne voulaient pas jouer avec moi, puisque je faisais du foot et que j’étais avec les garçons, et moi je leur répondais que je n’avais pas envie de jouer avec elles parce qu’elles sont des filles et qu’elles ne font pas de foot. Dès l’enfance, j’ai eu cette lutte à mener, une sorte de revendication quant à mes droits et mes libertés en tant qu’être humain. Ces thématiques-là sont fondamentales.
Quand je suis tombée sur ce personnage, j’ai aimé ses contradictions. Elle rencontre un imam, qui lui dit que ce n’est pas ça la doctrine de la religion, que l’homosexualité est contraire à l’Islam. Mais je crois que Fatima s’en fout en fait… Elle a besoin de faire ce qu’elle veut, parce qu’elle aime les femmes, elle ne peut pas changer, c’est dans sa nature. Tout comme moi, avec ma passion pour le foot, je ne pourrais pas transformer ce qui est en moi non plus…

Il y avait aussi la question de cette communauté quelque part aussi, qui est en souffrance. J’ai reçu des messages de personnes qui avaient aimé le livre ou vu le film, qui me racontaient des choses très personnelles, comme cette personne de 47 ans aujourd’hui qui n’avait pas réussi à le dire à son père et pour qui le film allait faire du bien. Je ne sais pas si on réalise le nombre de personnes qui n’arrivent pas à poser des mots sur leur nature. Vous n’imaginez pas la souffrance que c’est que de vivre comme ça, caché·e·s, parce qu’on a peur des jugements, parce qu’on a peur du rejet, et je pense que La petite dernière leur fera beaucoup de bien, que ce soit aux jeunes ou aux plus âgés.
Mais ce qui est fort avec ce film, c’est qu’il est universel. Il peut parler à tout le monde, parce qu’il porte des thématiques importantes, comme la dépression, qui est quand même une maladie qui touche une personne sur dix en France. C’est quelque chose qui fait peur, un sujet tabou. Quand on parle de dépression, on ne sait pas trop ce que c’est, on ne sait pas trop comment aborder ce sujet avec les gens, comment les réconforter lorsqu’ils y font face. Et puis, il y a la question de la rupture amoureuse : est-ce qu’on peut laisser une deuxième chance à l’autre, est-ce que plutôt on va se renfermer par peur de souffrir, est-ce que l’amour peut être plus fort ? Je crois que toutes ces thématiques sont universelles et intéressantes à analyser et à représenter.
Hafsia Herzi filme beaucoup le non-dit, souvent en gros plan, silencieuse… Comment avez-vous travaillé ce point-là, comment refléter l’intériorité ?
Hafsia nous donnait des directives, on a discuté avec les actrices, pour faire connaissance et établir des limites. Pour moi, c’était important de connaître l’autre et ses limites. Même si je n’ai pas beaucoup d’expérience, je crois que s’il n’y a pas de respect sur un tournage, ça peut mal se passer je suppose. Sans respect, on ne peut rien faire, sans confiance non plus. Comme dans une relation amoureuse, s’il n’y a pas de confiance dès le départ, de piliers, il n’y a pas de fondements, on ne peut pas continuer. Les répétitions, notamment certaines scènes chorégraphiées, pour savoir les positionnements de chacune durant les scènes d’intimité, avec les directives et les retours d’Hafsia, ont été fondamentales sur le plateau.
Ce projet, c’était comme une asso : beaucoup d’amour, de respect, de tolérance.
Pour ce qui est du personnage, c’est vrai que Fatima est très renfermée sur ses émotions, elle ne divulgue rien. On voit sa famille, ses proches, mais elle traverse cette quête d’émancipation toute seule. Là, évidemment, je me suis un peu aidée de mon vécu personnel en tant que sportive, puisque très souvent on est confrontées aux blessures, à l’échec, en compétition notamment. Il faut avoir ce mental pour être capable de rebondir, de traverser ces moments. À mon humble niveau, lorsque je me suis blessée, c’était une catastrophe, parce qu’il y a tout qui s’écroule, des années d’acquisition, de travail, d’habilité motrice, qu’on perd d’un seul coup, qu’on va devoir retravailler par la suite… Ce n’est pas évident, il faut puiser dans ce qui nous compose, pour les émotions solitaires, la réathlétisation, le kiné… Je ne pouvais pas en parler à ma famille, parce qu’on ne parlait pas le même langage, je n’ai pas pu l’exprimer autour de moi, parce que je me sentais incomprise.
Quand une personne ne partage pas notre ressenti, vous avez beau lui dire ce que vous voulez, elle ne va pas comprendre, parce qu’elle ne l’a pas vécu. Cette blessure m’a aidée pour le rôle, avec Hafsia qui me disait qu’il fallait que ça vienne des tripes. Quand tu sens que ça t’échappe, il faut que se refocaliser, se reconcentrer, pour que ça vienne vraiment de toi.

Fatima, c’est un personnage qui est souvent à l’intérieur d’elle-même, qui n’est pas démonstrative. On ne peut pas s’apercevoir tout de suite que quelque chose ne va pas, si ce n’est dans son ton, sa façon de parler, son comportement, ou même dans son regard. J’ai essayé de jongler avec cette lutte intérieure, cette sensibilité, pour la transmettre au public. C’était un travail assez subtil, mais quand on est dirigée par Hafsia, qui est tellement généreuse dans le temps qu’elle accorde à ses acteurs et actrices, ça facilite les choses.
Avant de tourner, aviez-vous regardé son travail en tant que réalisatrice mais aussi en tant qu’actrice ?
Je ne savais pas qu’Hafsia allait filmer en gros plan. J’avais exploré sa filmographie auparavant, j’avais regardé Bonne Mère, La prisonnière de Bordeaux, Le ravissement, Tu mérites un amour, qu’elle avait réalisé avec très peu de moyens et qui était une réussite folle. Pourtant, je n’avais pas l’impression que, dans ses films, les personnages étaient filmés autant en gros plan… Mais j’ai fait confiance à son expertise, celle des gens sur le plateau. Comme ce n’est pas mon domaine de prédilection, je leur faisais confiance. Mais grâce à Hafsia, j’ai découvert un univers vraiment formidable, avec des personnes qui, aujourd’hui, sont devenues des superbes amies à moi, avec qui j’ai découvert des affinités que je n’ai pas forcément avec mes propres amis d’enfance.
Pensez-vous continuer le cinéma ou privilégier votre pratique sportive et vos études ?
Je ne vois pas les choses comme ça, c’est un hasard de la vie qui a fait que je suis arrivée là, que j’ai eu cette opportunité. Je reste ouverte aux possibilités et des choses à découvrir. La vie, c’est un apprentissage constant. J’ai ce besoin de découvrir d’autres choses, de les explorer. Ce prix m’a ouvert des portes, que j’ai envie de franchir même si je ne sais pas encore vers lesquelles je vais me diriger.
La petite dernière a été votre bonne étoile, votre porte-bonheur… Est-ce que le fait d’avoir vécu cet alignement de planètes va conditionner vos choix futurs ?
Je pense que tout le monde n’est pas comme Hafsia, comme celles et ceux avec qui j’ai pu travailler sur ce film. Je ne tournerais pas dans un film si le personnage ne m’intéresse pas, si le sujet ne m’inspire pas. Je n’ai pas envie de travailler dans ce milieu juste pour « travailler ». Peut-être que j’ai cette façon de voir les choses parce que le cinéma n’était pas un objectif en soi.






