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TODD HAYNES | Interview

À l’occasion de la sortie de Dark Waters sur nos écrans le mercredi 26 février, le réalisateur américain Todd Haynes a accepté de répondre à nos questions autour de son nouveau film. Tiré d’une histoire vraie, celui-ci raconte le combat d’un avocat contre une entreprise de produits chimiques responsable d’un scandale sanitaire et environnemental lié à la production du téflon aux États-Unis. 

L’histoire de Dark Waters est racontée sur une période de 15 ans, qu’est-ce que cela représente en termes de challenge, de difficulté de mise en scène, de continuité ?

Todd Haynes : Le premier challenge se situait probablement au niveau du scénario. Comment raconter et garder le spectateur concerné avec quelque chose de cette durée, de cette complexité ? Et comment montrer à quel point le travail a été laborieux pour Rob Bilott (le personnage principal interprété par Mark Ruffalo) pour collecter tous les dossiers de sa recherche, comprendre ce qu’il s’est passé, et enfin établir une stratégie juridique ? Donc il a fallu travailler avec des éléments qui potentiellement n’étaient pas très dramatiques ou engageants émotionnellement parlant. Je crois donc que c’était là le premier challenge.

Ensuite, venait la question de comment tourner un film qui se déroule sur une période spécifique, où l’on doit ressentir une progression dans le temps. C’est notamment pour ça qu’on a utilisé des intertitres à l’image, qui aident à marquer précisément ce temps qui passe. Mais il y a d’autres éléments qui aident le spectateur à constater cette progression. Par exemple, les enfants qui grandissent. On a aussi fait attention aux coupes de cheveux de Sarah Bilott (la femme de Rob, interprétée par Anne Hathaway). Nous avions trois perruques pour chaque époque. Les vêtements de Rob changent assez peu, il s’habille un peu toujours de la même façon, mais ses cheveux blanchissent avec les années. On devait donc parfois changer les coiffures plusieurs fois par jour selon les différentes périodes entre lesquelles on sautait durant le tournage.

Mais sinon, combinée avec cette sensation de progression dans le temps, je pense vraiment qu’il y avait aussi cette idée que c’est un monde qui partage une même contamination, et donc la palette de couleurs, ainsi que l’aspect et le ressenti du film, traversent les frontières et les époques. Que l’on soit en ville ou ailleurs, quelle que soit la saison, il y a toujours cette sorte d’obscurité, de morosité dans le film.

Vous parlez de la couleur du film, on sent un travail particulier. C’est très gris, bleu. L’un de vos films précédents (Carol) était très coloré, celui-ci est très gris…

Oui c’est très « pollué », très « contaminé ». C’était vraiment une volonté depuis le début, nous avions établi une palette esthétique… C’est marrant parce que même si mes autres films sont colorés, Edward Lachman (le Directeur de la photo, ndlr) et moi-même, nous décrivons souvent la palette de couleur de nos films comme étant « sale », même pour un film comme Carol ! Mis à part Loin du Paradis, le premier film pour lequel nous avons travaillé ensemble avec Ed et qui était un hommage aux films des années 1950 de Douglas Sirk, en Technicolor. Mais en d’autres termes, nous aimons quand les couleurs chaudes et les couleurs froides entrent en collision et créent quelque chose de trouble, d’un peu sale. Pour nous, c’est une palette magnifique, ce n’est pas totalement chaud ou froid, mais quelque chose entre les deux. Ça décrit peut-être un état émotionnel plus nuancé, plus ambivalent. Mais dans ce film, oui, c’est vrai que nous sommes allés encore davantage vers une image plus bleue en général que dans nos films précédents.

C’est comme dans les films des années 1970, par exemple la « trilogie paranoïaque » d’Alan J. Pakula avec la photo de Gordon Willis, ce type d’images très sombres…

Oui tout à fait ! Et ces films où ce sens de l’espace intérieur était si important. Vous vous rappelez surement les décors, les murs entre lesquels les personnages de ces films se trouvent, autant que les personnages eux-mêmes. Le parking souterrain, bien sûr, dans Les hommes du président, ou ce hall d’entrée glacial dans Révélations de Michael Mann. Les espaces intérieurs sont aussi importants parce que ces gens qui se lèvent contre des systèmes de pouvoir sont isolés du monde, et c’est presque comme si les murs se refermaient sur eux. Plus l’histoire devient grande, plus leur monde devient petit, ils n’ont plus de mobilité, et vous ressentez ce manque de mobilité, d’espace, qu’ils vivent.

Pourquoi avoir voulu faire ce film ? Pour avoir choisi de raconter une histoire vraie ?

C’est en grande partie à cause de ces films dont on vient de parler. Ce genre de films, en particulier quand ils sont merveilleusement faits comme ceux de Pakula dans les années 1970, sont des films vers lesquels je reviens sans cesse. Je les regarde encore et encore, même quand je fais des films d’un genre très différents. Il y a quelque chose dans ces histoires qui vous laisse ressentir une sorte de contamination, de corruption générale qui m’attire. Ils font aussi quelque chose de très intéressant avec le temps, parce qu’ils racontent la découverte d’une histoire en temps réel comme dans Les hommes du président. On connait tous la fin de l’histoire. Quand le film est sorti, tout le monde connaissait la fin de l’histoire, la démission de Richard Nixon et la corruption du Watergate. Mais ce n’est pas grave, on ne regardait pas pour connaître la fin mais pour voir un processus se dérouler. Et à chaque fois que l’on revoit ce film, on se replonge dans ce processus.

Il y a un parallèle entre la progression linéaire du récit et « l’expérience » du film que l’on vit comme spectateur. Et j’ai trouvé ça très percutant dans la manière d’utiliser le média des films, cette progression narrative. Donc ce sont des films qui m’ont inspiré quand cette histoire s’est présentée à moi. Elle a tous les composants de ce genre de films et vous laisse ambivalent, avec cette ambiguïté à propos du monde : qu’il n’y a pas de solution simple à cette histoire compliquée, et qu’une simple victoire juridique n’était pas possible.

Avez-vous aussi le sentiment que c’est de votre responsabilité, en tant que réalisateur américain aujourd’hui, de raconter cette histoire importante, de sensibiliser l’opinion publique ?

Oui et non. Les gens devraient être capables de raconter n’importe quelle histoire qu’ils aiment. Il y a différents types de public pour différents types de films. Tous mes films, à certains niveaux, s’interrogent sur la société et sur les individus au sein de la société.

Pour en revenir au film et son message, un de vos personnages dit en résumé « C’est à nous de nous protéger, il ne faut pas attendre des agences ou des gouvernements de le faire à notre place ». Vous partagez cette idée ? Vous pensez qu’il est important, de nos jours, de comprendre que c’est notre combat, et qu’il ne faut pas attendre après les institutions en charge pour changer les choses ?

Oui, vous faites référence à ce que dit Rob (l’avocat, ndlr) à la fin du film. Il le dit dans l’esprit de ce que Wilbur Tennant (le fermier victime de l’empoisonnement de son bétail, ndlr) savait depuis le début. Rob est quelqu’un qui a toujours été un produit du système. À la base, c’est un avocat de la défense pour l’industrie chimique, et c’est seulement après qu’il a changé de camp. Il a utilisé ses connaissances juridiques pour mener une campagne contre un produit chimique non-régulé, ce qui est très compliqué, presque impossible à faire. Il a trouvé une solution pour y arriver. Et pourtant, l’entreprise à l’origine du scandale va nier l’évidence et tout faire pour rendre le procès impossible… Et tout ça en distillant une forme de paranoïa, de peur et de souffrance sur tous ceux qui oseraient les défier. Personnellement, je crois que les gouvernements doivent jouer un rôle dans la manière dont nous régulons les industries. 

Mais on est allé tellement loin dans la dérégulation, avec des gouvernements prêts à satisfaire tous les besoins de l’industrie. Cela a commencé depuis l’administration Reagan aux États-Unis, et c’est devenu la norme. Les gens ne se rappellent plus vraiment que le gouvernement peut jouer un rôle pour faire reculer et limiter ces pouvoirs. Mais tous les mouvements pour la justice sociale commencent avec des citoyens. Donc bien sûr, il faut toujours un individu pour se lever et dire « Assez ! », et devenir un exemple. Que vous soyez un journaliste, ou un avocat, ou simplement Rosa Parks dans un bus, qui a refusé de s’asseoir à l’arrière quand on le lui ordonnait. Ça doit commencer avec une action individuelle.

Vous parlez de « paranoïa », de « peur ». Le titre du film « Dark Waters » sonne comme un film d’horreur. Il y a d’ailleurs un film d’horreur qui s’appelle « Dark Water » d’Hideo Nakata. Votre film n’est pas un film d’horreur, mais c’est un thriller effrayant…

Oui c’est effrayant, parce que tout est vrai, tout est réel. Il ne s’agit pas de « faire croire ». Mais vous savez… Le film commence dans les années 1970. C’était l’idée, excellente, de Mario (Correa, scénariste). On est dans cette eau noire (« Dark water », ndlr), avec ces jeunes qui se baignent dans l’eau comme au début des Dents de la mer, mais il n’y a pas de requin, le « requin », c’est l’eau.

C’est nos pratiques qui constituent le danger, c’est nous. Donc c’est une histoire qui avait besoin d’être racontée, mais qui avait aussi en elle les composantes du genre. L’histoire de Rob qui panique dans le parking, je me suis dit « super, je vais pouvoir faire mon hommage à Les hommes du président ». Mais c’est un moment tout à fait réel de la vie de Rob, où il venait de prendre la déposition du CEO de DuPont, à Wilmington (Delaware) et il a téléphoné à sa mère, et celle-ci lui a dit : « Rob, est-ce que quelqu’un sait que tu es là-bas ? ». Et il lui a répondu que non. Puis il est descendu au sous-sol du parking, sa voiture était seule au milieu, et il a mis sa clé dans le contact… Tout ça m’a été raconté de sa bouche. Les hommes du président aussi est une histoire vraie. Donc ces choses que nous avons transformées en tropes cinématographiques viennent la plupart du temps de la réalité.

C’est Mark Ruffalo qui vous a apporté cette histoire. Avant ça, il était dans Spotlight, une autre histoire de lanceur d’alerte, qu’est-ce qui selon vous le pousse à faire ce type de film ?

Eh bien, on le sait, il est devenu de plus en plus un activiste pour les causes de justice sociale et environnementales, comme les problèmes liés à l’eau. Il est contre la pratique de la fracturation hydraulique (technique controversée, utilisée pour l’extraction et l’exploitation de ressources naturelles comme le gaz de schiste. C’est notamment le sujet du film Promised Land, également produit par Participant, ndlr). Il a fait savoir récemment qu’il comptait à l’avenir investir plus de son temps et de sa renommée dans des projets portant ce genre de message et explorant ce genre de thème (Mark Ruffalo est aussi producteur du film, ndlr). C’était vraiment un honneur de travailler avec lui.

Mais au final, il était avant tout un acteur pour ce film. Il s’est vraiment transformé physiquement pour ce rôle. Quand il joue Rob Billot, qui est si différent de lui dans sa manière d’être, dans sa posture… Avec cet air un peu renfrogné qu’il a… C’est tellement différent de qui est Mark. Mais Mark l’a vraiment observé… Ce qui est marrant c’est que pendant que Mark devenait Rob, Rob devenait soulagé pour la première fois de sa vie. Jusque-là, il avait été si seul dans son combat pendant tant d’années. Et puis le New-York Times est arrivé et a raconté son histoire. Il nous a dit à Mario et moi : « Quand c’est arrivé (la publication de l’article, ndlr), j’ai su qu’ils ne pouvaient pas me tuer ». Puis, est arrivé le projet du film qui allait raconter toute l’histoire. Tout d’un coup, Rob a commencé à se redresser, à sourire davantage, alors que Mark devenait comme Rob. Donc les deux ont échangé leurs places.

Avez-vous l’impression qu’il vous est reconnaissant ?

Il est très reconnaissant. C’est une nouvelle ère de prise de conscience, de législation. Une loi a été votée définitivement par la Chambre des représentants. Il y a aussi une proposition de loi défendue par Bernie Sanders au Sénat, qui ne passera pas car le Sénat est républicain, mais il y a un mouvement, et une prise de conscience, et le film y contribue aussi.

À propos de l’article du New York Times qui a révélé cette histoire, et dont est tiré le film. Est-ce que son auteur, Nathaniel Rich, a travaillé avec vous ? Était-il consultant ?

Non, pas du tout. Il a effectivement écrit cette histoire qui a été adaptée. Mais jusqu’à l’avant-première du film à New-York, on ne s’était pas rencontrés. Ceci-dit, je connais son père, Frank Rich, qui est aussi éditorialiste pour le New York Times et qui était critique de théâtre avant ça. Un homme incroyable. Donc c’est une famille d’écrivains très talentueuse. Mais on a vraiment adapté l’histoire à notre manière, depuis l’article de Nathaniel, en passant par la première version de Matthew Michael (co-scénariste) jusqu’à la version finale de Mario Correa. C’était comme un passage de témoin, reformulant le point de vue et le langage du film à chaque fois.

Avez-vous changé vos habitudes dans votre vie depuis que vous avez fait ce film ? Est-ce que vous y pensez quand vous cuisinez ?

Je n’ai pas cuisiné depuis que j’ai fait le film, parce que je n’ai pas eu le temps. Après l’avoir terminé, j’avais plein de projets qui m’attendaient et sur lesquels je travaille actuellement, comme un documentaire sur The Velvet Underground, que l’on avait commencé avant que ce film ne se fasse. C’était super de sauter directement sur un projet très diffèrent, sur une culture très différente.

Mais au fond, je savais déjà plus ou moins pour le téflon, qu’il y avait quelque chose de mauvais. Sans doute depuis le début des années 2000, quand c’est devenu public et quand Barbara Walters (journaliste sur ABC, ndlr) en a parlé dans son émission. Bien sûr, il y avait encore des gens qui semblaient ne pas être au courant, ce que je trouvais étonnant parce que je pensais que l’info s’était répandue la première fois. Ça ne veut pas dire que DuPont n’a pas changé ses pratiques de manière à maintenir l’utilisation de produits chimiques comparables, mais simplement sous un nom différent. Ils manipulent les données pour tromper l’opinion publique, en développant des produits similaires, le C-6 à la place du C-8 qui, selon Rob, est tout aussi mauvais, si ce n’est pire. Mais, maintenant, ils savent qu’ils ne doivent pas produire autant de données internes qu’ils l’ont fait par le passé, pour ne pas laisser de traces écrites qui pourraient les exposer à des poursuites.

À propos de DuPont justement, la compagnie incriminée dans le film qui produit le téflon, avez-vous été en contact avec eux avant ou après le film ?

Oui nous sommes de très bons amis maintenant (rires)… On s’appelle tout le temps… Non, on n’a pas vraiment eu de nouvelles de leur part… Il y a juste eu un curieux site internet qui est apparu quand le film est sorti aux États-Unis. C’était bizarre mais un peu inefficace, je dois dire. Il y avait un truc du genre « The Ohio Business Alliance », et ça disait « ces gens d’Hollywood répandent de fausses informations sur DuPont alors qu’en vrai on a relancé l’économie en Ohio… ». Mais ça ne répondait jamais à aucun point spécifique abordé dans le film. Donc c’était un peu faible. Et je crois que pour la plupart, les corporations comme celle-ci savent être silencieuses. Elles ne veulent pas contribuer et entrer dans le débat, et apporter encore plus d’attention sur un produit comme notre film. Ils ont probablement vu ça arriver quand l’article du New York Times est sorti. Ils ont probablement vu ça arriver quand ils ont su ce qu’ils savaient. C’était leur volonté de garder l’information secrète le plus longtemps possible. Et ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour l’enterrer et pour détourner l’attention. Mais ils savaient ça car ils avaient toutes ces informations de leurs recherches internes qu’ils menaient depuis des années. 

Que pensez-vous d’Erin Brockovich ? C’est un peu le même combat…

Oui c’est un combat similaire. Et d’ailleurs, Ed Lachman, mon chef opérateur, a filmé Erin Brockovich. C’est un super film, très bien fait, mais il a une tonalité différente dans mon esprit. À commencer par son personnage central, qui est un personnage vraiment unique, une femme pas ordinaire, exubérante, sexy, qui lui donnait une force, un levier pour faire ce qu’elle avait à faire. Rob est l’antithèse d’un personnage comme ça. Erin Brockovich vous laisse aussi cette impression que le combat est gagné, en quelque sorte. Je ne crois pas que ce soit le cas pour Dark Waters, et c’est aussi ce que j’aime dans cette histoire. Ça vous rappelle que le combat continue et que les responsabilités sont entre nos mains. On ne peut attendre après des Erin Brockovich pour venir et régler le problème pour nous.

D’un point de vue français, les films comme Erin Brockovich, ou le vôtre, ont souvent l’air d’être davantage axés sur le lanceur d’alerte plus que sur l’histoire globale. Ça a l’air important pour un réalisateur américain de mettre en avant un héros américain. Est-ce que c’est quelque chose dont vous êtes conscient, ou que vous interrogez peut-être ?

Eh bien, je pense que ce qui est vraiment unique dans cette histoire, c’est qu’il y a une forme de co-dépendance entre Wilbur Tennant, Rob Billot, les personnes qui dirigent le cabinet d’avocat Taft… Si tous ces gens ne s’étaient pas réunis, ça ne serait pas arrivé. Donc je crois que c’est aussi une histoire unique parce qu’elle décrit l’union de personnes qui sont toutes essentielles à cette histoire.

Et ce sont des héros.

Oui, ce sont des héros. Et Wilbur qui, encore une fois, savait tout, était le premier héros de l’histoire, et ça ne serait pas arrivé sans lui.


Propos recueillis et édités par Grégory Pérez pour Le Bleu du Miroir




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