featured_sorogoyen

RODRIGO SOROGOYEN | Interview

Quelques jours avant la sortie de son nouveau long-métrage, Madre, Rodrigo Sorogoyen nous a accordé un entretien pour évoquer le processus d’écriture du film à partir du court-métrage éponyme qui avait marqué les esprits. Il se confie également sur ses désirs de cinéaste et ce qui le stimule dans l’exploration du fond comme de la forme, sans s’enfermer dans un genre spécifique. 

Madre est le prolongement de votre court-métrage éponyme. Comment s’est passé le travail d’adaptation pour en faire un long-métrage ?

Rodrigo Sorogoyen : Alors pour moi, ce n’est pas vraiment une “adaptation” en fait. Très simplement, d’une certaine manière, le court métrage a donné la première scène du film et de façon tout à fait libre, on a imaginé ce qui pouvait se passer après. On aurait pu imaginer un film complètement différent mais le rapport entre le court et long, ce que vous appelez “adaptation”, aurait été le même. Pour moi en tout cas, c’est un scénario original, totalement libre. Le court métrage n’est que le point de départ et après, on a imaginé ce qui pouvait se passer dix ans après.

Marta Nieto, la comédienne incarnant Elena, était déjà présente lors du court-métrage. Vous avez déclaré qu’elle apportait quelque chose de très intéressant au rôle. A-t-elle participé à l’écriture du long-métrage ?

Non, elle n’a pas participé à l’écriture du scénario. Mais je crois que je faisais référence à une période antérieure au court-métrage, avant même de lui proposer le rôle. J’avais vu qu’elle pouvait y apporter sa force, sa présence, sa sensibilité, mais aussi son expérience, parce qu’en élevant seule son enfant de six ans à ce moment-là, elle se trouvait dans la même situation qu’Elena. Elle était finalement le même personnage, elle n’avait  qu’à imaginer comment elle se serait comportée. J’en ai discuté avec elle et, d’une certaine façon, même si le court métrage semble compliqué [car la scène est difficile – ndlr], ça lui a été plus facile de jouer dans le court métrage que dans le film, où elle compose véritablement son rôle car jamais elle n’a eu à vivre ce que vit et ressent son personnage. Le court métrage, c’était elle, et il fallait juste qu’elle imagine ce qu’elle ferait dans cette situation.

Vos trois derniers films sont de genre très différents : polar, thriller politique, drame personnel. Est-ce que vous pensez vos films en terme de genre ? Qu’est-ce que cela implique dans votre travail ?

Je crois que cela implique que je veux chercher tout le temps, je veux changer tout le temps. Sinon, je m’ennuie. En fait, je m’ennuie devant les films des réalisateurs qui ne se renouvellent pas. C’est comme un journaliste qui me poserait toujours la même question, on finirait par ne parler de rien. Je ne veux pas que le spectateur attende de moi le même film à chaque fois. En Espagne, El Reino a été un grand succès, et une partie des spectateurs qui est passée à côté de Madre. Ce que je veux surtout éviter, c’est la répétition.

Dès le début du projet vous avez tout de suite su que vous alliez faire un drame ou, à un moment, vous avez pu penser que cela pouvait éventuellement être un thriller ?

Je ne peux pas vous dire. On savait qu’il y avait des éléments de thriller et on savait que c’était un drame, une histoire d’amour aussi. Avec Isabel Peña, ma co-scénariste, on se regardait parfois en se demandant ce qu’on était en train de faire. On ne voyait pas vraiment de quel genre relevait ce film. Chaque fois qu’on pensait savoir, on se rendait compte qu’on ne savait pas. Il faut dire qu’en Espagne, les films sont très formatés, très fermés sur un genre précis. En France aussi, je crois. Je parlais ces derniers jours de cinéma avec Marina Foïs et elle m’a dit que cette tendance était valable en France également. Chaque fois que tu fais un film qui change un peu, qui mélange plusieurs genres, c’est considéré comme “spécial” en Espagne. En tout cas, nous, on voulait faire un “drame-thriller-romantique”.

Est-ce que cette réception « particulière » n’est pas aussi liée au fait que vous ne donnez jamais au spectateur ce qu’il attend ? Au début du film, on attend des explications sur ce qu’il s’est passé, il n’y en aura pas. Après, on pourrait s’attendre à un film avec une dimension pathos, larmoyante, et ce n’est pas le cas. Le spectateur attend une chose, vous lui donnez toujours autre chose. C’était volontaire ?

Pas volontaire. On était conscient de beaucoup de choses mais pas conscient à 100% de ce que le spectateur allait attendre du film. On ne peut jamais le savoir sauf si tu récites une “formule” sur un film d’action ou sur une comédie. C’est stimulant aussi de découvrir comment le film va évoluer. Mais je crois que c’est quelque chose que j’ai déjà fait sur El Reino ou Que Dios nos Perdones. Moi en tout cas, c’est ce que j’aime voir au cinéma. Si tu fais abstraction du fait que tu risques de perdre des spectateurs, c’est intéressant de prendre un chemin différent.

On sent que vous avez pioché dans différentes influences, autant dans le cinéma que dans la peinture, certains plans rappelant notamment le travail d’Edward Hopper, même si son style est plus urbain. Aviez-vous déjà, avant le tournage, une idée de la coloration que vous voudriez donner au film ?

Mon processus de travail, c’est de me rendre compte des choses petit à petit. Je ne décide pas à l’avance. Je crois que la scène la plus “Hopper” du film est celle avec Anne Consigny dans le bar. Je la vois et je peux me dire “ça, c’est du Hopper“. Mais ce n’est pas quelque chose à laquelle je réfléchis six mois avant en me disant “Je veux que cette scène ressemble à du Hopper“. Ce qui est génial, c’est quand tu trouves quelque chose et que tu peux l’introduire de façon naturelle.

Alors que la société scinde entre les bons et les mauvais et, d’une certaine façon, nous contraint à le faire, nous cassons ces jugements-là, ce qui met le spectateur en position d’inconfort.

Après, il y a des réalisateurs qui font tout le contraire et c’est génial aussi… si tu es capable de le maîtriser. Parfois, tu peux aussi commencer un film avec des intentions et finir sur autre chose. C’est quelque chose de fantastique avec le cinéma. Tu mets deux ou trois ans à faire un film. Si tu as déjà tout en tête dès le départ et tu finis tel quel, c’est horrible parce que tu auras passé trois ans… (il s’interrompt) en fait, non, ce n’est pas “horrible”. Pour moi, c’est “horrible” car ce n’est pas ma façon de travailler, je m’ennuierais si je faisais ça. Après, si tu te dis “Je veux faire exactement comme ça” et que trois années après, tu as tout fait comme prévu, c’est méritant si c’est réussi ! Pour moi, je préfère m’enrichir de toutes les personnes que je rencontre, des lieux que je découvre.

Madre film

Dans Que dios nos perdone, vous dévoiliez la violence tapie chez deux policiers, donc deux représentants de la sécurité. Dans El Reino, vous dévoiliez l’homme derrière le politicien corrompu et présenté dans les médias. Enfin, dans Madre, vous nous confrontez à la différence entre les intentions d’Elena vis-à-vis de Jean et celle de leur entourage (voire la nôtre même). À chaque fois, vous semblez vouloir interroger notre regard sur la différence entre ce à quoi il a accès, c’est-à-dire les apparences, et ce qu’il ignore, ce qui est plus ou moins caché. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Lors du travail scénaristique, nous nous interrogeons sur les personnages sur lesquels nous écrivons, en espérant aussi que les spectateurs s’interrogeront à leur tour, comme nous sur eux. C’est pour cela que les personnages sont toujours ambigus, qu’ils sont à la fois ni bons ni méchants, ou mauvais. Alors que la société scinde entre les bons et les mauvais et, d’une certaine façon, nous contraint à le faire, nous cassons ces jugements-là, ce qui met le spectateur en position d’inconfort.

Je crois que c’est pour cela que les films que l’on écrit avec Isabel Peña sont des films qui touchent beaucoup les spectateurs mais qui ne sont pas des grands succès, justement parce qu’ils mettent les spectateurs dans cette position inconfortable. Mais ce qui est clair est que l’on veut montrer que les personnages sur lesquels on écrit sont condamnables parce qu’ils nous ressemblent. Et alors, ce qui est intéressant, je crois, est de comprendre leurs motivations, pourquoi ils en sont arrivés là, mais aussi et peut-être surtout, de comprendre pourquoi la société les condamne.

(La fin de l’entretien dévoile quelques éléments du dénouement)

C’est même un parti pris pour vous de l’assumer jusqu’au bout, jusqu’à la dernière scène, pour laisser ce trouble chez le spectateur. Le film ne donne pas une résolution clé en main au spectateur. C’est un risque assumé…

Pour être honnête, je crois qu’on ne connaît jamais à 100% le risque. Tu peux l’imaginer, mais tu ne peux pas être sûr. Peut-être qu’on pensait que c’était moins risqué justement. Mais le risque, c’était toujours bien au fond.

Après, je trouve que la fin est plutôt fermée, moi. À la fin, elle appelle qui ?

Son ex.

Pourquoi ?

Pour se réconcilier je suppose.

Voilà, c’est fermé. Ou alors, il fallait que je lui fasse dire exactement les choses ?

Non, non, surtout pas ! 

On est trop habitué, au cinéma mais aussi partout sur les réseaux sociaux, dans les médias… on est trop habitué à avoir toujours tout d’expliqué. Chaque fois que tu vois un film où le personnage ne dit pas exactement les choses clairement, on pense que c’est une fin ouverte. Là, c’est clair que ce n’est pas ouvert, on comprend ce qu’elle veut. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils trouvaient la fin ouverte. Mais on sait ce qu’elle veut. Est-ce que c’était nécessaire que je lui fasse dire les choses ? On est trop habitué à la facilité. Si on ne dit pas ouvertement les choses dans un dialogue, le spectateur “moyen” a souvent du mal à faire le pas.

Dans le chemin du pardon, on comprend. Mais en revanche, dans l’histoire entre l’héroïne et cet adolescent, le trouble va rester en suspens…

Pour ce qui est de la partie entre elle et l’adolescent, on peut dire clairement que c’est une histoire d’amour. Une sorte d’amour. Moi avec ma mère, j’ai une histoire d’amour. Avec un ami aussi. Pourquoi doit-on savoir précisément leurs sentiments à chacun ? Je pourrais dire “elle l’aime”, mais la perception va dépendre de ce que chacun comprend du mot “aimer”. Nous êtes cinq ici, nous avons sûrement cinq conceptions différentes de l’amour.

Sorogoyen Madre tournage

Vous n’avez pas eu peur de déranger voire de choquer les spectateurs avec cette relation très ambiguë ?

Peur, non. Mais c’est vrai que je suis quelqu’un qui n’a pas souvent peur de ce genre de choses. Il y a des choses qui me font peur dans la vie mais sur ce sujet là, j’ai une certaine facilité pour ne jamais avoir peur. C’est ce qui me permet d’avancer justement, de ne pas penser à ces considérations. Je fais confiance à l’histoire, au scénario, au spectateur aussi. Je n’ai pas eu peur mais c’est vrai que quand tu commences un film, c’est important de ne pas avoir peur car sinon, tu es paralysé ; et si j’avais eu peur, le film aurait été sûrement différent.

Pour moi, le film Birdman d’Alejandro Gonzalez Iñarritu est techniquement incroyable, mais je me sens extérieur quand je le regarde, à cause du plan-séquence, parce que je suis tout le temps en train de me demander comment les prises ont été réalisées. Je suis en train de parler avec le réalisateur au lieu d’être avec le personnage.

Le film dégage beaucoup de sérénité. Est-ce que c’était important d’avoir cette sérénité après une introduction aussi éprouvante ?

Bien sûr. D’abord, pour le spectateur, ensuite, pour le rythme du film, enfin, pour le rythme interne à Elena, je crois que c’était obligatoire. Et aussi pour donner au spectateur la sensation qu’il s’est passé dix ans. Si tu dis « dix ans après » et que tu pars tout de suite, le spectateur va te dire « Attends, attends ! », il n’a pas le temps de trouver les réponses à ses questions ! Il faut qu’il ait le temps de comprendre ce qu’il s’est passé, d’assimiler où en est le personnage d’Elena et de comprendre ce qu’elle a vécu. Donc c’était nécessaire, pour moi je crois, qu’il y ait un rythme assez lent, serein. Aussi parce que dans sa vie Elena est sereine. Dans sa vie, il ne se passe rien.

Chaque fois qu’il y a Jean dans le film, je bouge la caméra. Par exemple, je commence avec elle sur la plage avec le steadicam [un système de prise de vue qui permet de stabiliser l’image tout en étant très mobile, ndlr.]. Mais si la caméra bouge, c’est parce que Jean va arriver. Quand il est là, il y a des mouvements de caméra [il mime un rapide panoramique], il y a des coupes, il y a des interruptions parce que pour Elena, dans sa tête, il y a quelque chose qui s’est interrompu. Mais dans les scènes qui suivent, où elle rentre chez elle, se trouve dans le bar ou dans son appartement, la caméra n’est pas en steadicam mais sur trépied. Elle est fixe parce que sa vie est arrêtée. On fait des petits mouvements latéraux mais toujours sur trépied, sur un même axe. Je voulais tout le temps chercher ce type de choses. Quand Jean est là, la caméra vole un petit peu.

On a pu lire que votre prochain film sera une co-production française, comme Madre. Est-ce que vous vous éloignez de l’Espagne ? Que change cet apport de la France dans votre cinéma ?

Je crois que je suis très francophile. Je viens d’ici, et je trouve beaucoup de choses objectivement meilleures qu’en Espagne. Pas tout ! Mais en tant que cinéaste, je trouve plutôt ma place ici. Inconsciemment, je suis tout le temps en train de chercher des choses ici, de me rapprocher de la France, de la cinématographique française, du public français. La presse reçoit aussi différemment mes histoires et ma façon de faire du cinéma. C’est vrai, mon prochain film sera aussi une co-production, mais l’histoire aura un schéma inverse de celui de Madre : les protagonistes sont français et ils arrivent en Espagne. Mais j’ai dans la tête l’idée de travailler encore davantage ici.

Vous privilégiez les plans-séquences dans El Reino, il y en a aussi dans Madre. Est-ce que ce choix intervient dès l’écriture, et pourquoi ?

Dès mon deuxième film, Stockholm, j’ai commencé à accorder de l’importance au plan-séquence. Je me sens très à l’aise avec cette technique, pour deux raisons principales. Un, c’est très pratique parce que l’équipe est très concentrée. Tellement concentrée. Je n’ai jamais vu une équipe plus concentrée que quand tu fais un plan séquence. Ensuite, il faut toujours savoir pour quelle raison on en fait un, ça ne doit jamais être un acte gratuit. Cela m’est peut-être arrivé pour quelques plan-séquences, mais je suis tout le temps en train de chercher un sens à ce geste.

Pour moi, le film Birdman d’Alejandro Gonzalez Iñarritu est techniquement incroyable, mais je me sens extérieur quand je le regarde, à cause du plan-séquence, parce que je suis tout le temps en train de me demander comment les prises ont été réalisées. Je suis en train de parler avec le réalisateur au lieu d’être avec le personnage. Donc je crois, avec toute mon humilité, que ce n’est pas la meilleure façon de faire. Mais il est libre, et il était sûrement en train de chercher. Il continue d’ailleurs à faire des films excellents. En revanche, je crois que le plan-séquence est la meilleure forme car elle imite la vie.

C’est le temps présent.

Exact. C’est pour ça que j’ai tourné mon court-métrage Madre en un seul plan. Tu es là, dans la chambre, avec elle, et chaque seconde qui passe, c’est une seconde de tragédie et de tension en plus.


Entretien réalisé en table ronde avec Nicolas Rieux (Mondociné), Oriane Mignot (Silence Moteur Action) et Victorien Daoût (Culture aux trousses).



%d blogueurs aiment cette page :