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RODOLPHE MARCONI | Interview

Pour la sortie du documentaire Cyrille agriculteur 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes, le réalisateur Rodolphe Marconi a répondu à nos questions. L’occasion pour le cinéaste d’évoquer ce qui l’a poussé à nous raconter l’histoire bouleversante de Cyrille. Il revient sur les particularités et les conditions de tournage dans une ferme isolée en Auvergne, ainsi que sur son ressenti face à la détresse du monde agricole, tout en rappelant que son film est l’histoire d’un homme, le témoignage d’une vie, avant d’être un engagement politique sur l’état de l’agriculture dans notre pays.

 

Pour commencer, pouvez-vous nous raconter comment s’est produite votre rencontre avec Cyrille ?

Rodolphe Marconi : Alors, je suis en vacances, sur une plage, et 3 jours de suite, je vois cet homme qui ne se baigne jamais et ça m’intrigue. Le matin suivant, je sors de l’eau, il est à deux mètres de moi et je lui dis « tu devrais y aller, elle n’est pas froide ». Et il me répond « je ne sais pas nager ». Je lui demande alors s’il est vacances, il me dit que oui. On discute et je comprends qu’il est agriculteur laitier en Auvergne, qu’il n’est jamais parti en vacances, qu’il ne peut pas se verser de salaire… Au fur et à mesure qu’il me raconte sa vie, ça me parait injuste, étrange. Et ce qui m’a déclenché l’envie de faire le film, c’est qu’il me raconte ça sans être en colère, on était à l’opposé du cliché, il ne se plaint pas, c’était très étrange… Je ne comprenais pas, moi j’avais envie de péter un câble, mais ce n’est pas dans sa nature et c’est ce qui fait qu’il est touchant aussi.

C’est ce trait de caractère chez lui qui fait que vous avez voulu en faire un film, et la situation de l’agriculture qui est un aussi un vrai sujet d’actualité… ?

Ça, je n’y avais pas pensé… Par exemple, je comprends les distributeurs, évidemment qu’il fallait sortir le film pendant le Salon de l’Agriculture, c’est une très bonne idée. Il y a 15 films qui sortent par semaine donc pour faire exister un film, c’est ce qu’il faut faire. Mais au départ quand je l’ai rencontré, je n’ai pas fait le film en me disant ça, que c’est un sujet actuel. Déjà, il y a deux ans, on en parlait autant que ça. Alors oui, c’est vrai, ça tombe à un moment particulier, d’autant que ça se mélange avec le débat sur le climat. Mais quand les gens me demandent « tu voulais faire passer quoi comme message ? », il n’y a pas de message. Je rends aux gens ce que j’ai vu. Quand on essaie de décortiquer ce qui ne marche pas, on constate que deux étés de sécheresse de suite, en Auvergne, ça n’arrivait pas il y a encore 30-40 ans. En conséquence, les vaches n’ont plus d’herbes et font donc moins de lait, et comme il n’y a pas de foin pour l’hiver, il faut acheter de l’aliment, et si vous n’avez pas fait assez de lait, vous ne pouvez pas vendre à la coopérative… Du coup, j’ai l’impression que tout est un peu lié. Ceci étant dit, il aurait été électricien ou autre, j’aurais quand même fait le film.

Votre sujet, c’est plus Cyrille que l’agriculture ?

Oui, il me bouleverse. Bon, c’est aussi la façon dont il fait son métier… Aujourd’hui, il y a quand même peu de gens passionnés à ce point.

Je crois qu’il est un peu comme un animal et moi aussi. Donc c’était instinctif, on a fusionné.

Il est totalement dévoué à son métier.

Oui et il y a quelque chose de pur en fait. C’est très bizarre.

Comment s’est déroulé le tournage ? On imagine bien qu’il n’avait pas l’habitude d’être filmé : comment on entre chez lui et comment on arrive à se faire discret ?

Alors ça, pour la discrétion, j’avais été à bonne école avec Karl (Lagerfeld, sur qui Rodolphe Marconi avait réalisé son précédent documentaire, ndlr) et puis de toute façon, c’est ma nature. Non, ce qui était bizarre, c’est que les deux-trois premières semaines, il était toujours de dos à la caméra, donc je commençais à flipper… Dans ces cas-là, soit vous allez brusquer la personne en lui disant « Bon ben maintenant faut que je te filme ! » et je pense que ce n’était pas la bonne méthode et ce n’est pas « moi » non plus. Du coup, je me suis dit « je laisse faire et puis on verra bien ». Il a quand même fallu attendre trois semaines pour qu’il arrête de se tourner dès que je l’approchais avec la caméra.

Oui, il y a eu un temps d’adaptation…

Oui et, en revanche, quand il y a eu le déclenchement, il n’en avait plus rien à faire… Peu importe la situation, il disait tout. Ça a été du tout au tout. Je crois qu’il est un peu comme un animal et moi aussi. Donc c’était instinctif, on a fusionné. Une journaliste m’a dit « on assiste à la naissance de votre rencontre » et c’est un peu ça. Lorsque je suis arrivé, je ne l’avais vu qu’une seule fois dans ma vie, donc c’est quand même spécial. Est-ce que déjà, inconsciemment, je m’étais dit « je ferai un film sur lui » ?… En tout cas, je voulais lui parler, je voulais qu’il m’explique certaines choses. Et quand je l’ai appelé pour lui dire « je viens », six mois après, je me retrouve en train de le filmer en slip dans sa chambre. Alors que je ne l’avais vu qu’une fois, c’est quand même bizarre, et on ne s’en parlait pas. Je ne lui disais pas « est-ce que je peux faire ça ? Est-ce que je peux filmer ça ? ». Et il n’y avait rien d’autre ! Parce qu’il y a des gens qui disent « Oui mais vous le filmez avec amour », je vois à peu près où ils veulent en venir… Alors non ! Enfin oui, je le filme avec amour parce que le jour où vous ne filmez pas avec amour, enfin moi en tout cas, j’arrête ce métier. Mais comme pour Karl, Jane Birkin, Mélanie Laurent, ou Gaspard Ulliel, oui je les ai tous filmés avec amour. En fait, avec les gens, il y a un trouble quand on les filme. C’est ça qui est bien. Et ça ne va pas jusqu’au bisou sur la bouche etc. Ça n’a rien à voir, on n’a pas de désir. Mais il y a quelque chose de trouble, oui… 

Une fascination pour une personne…

Quelque chose… Je ne sais pas si c’est une fascination ou pas, en tout cas, il y a quelque chose d’étrange qui se crée entre les deux personnes, forcément puisqu’on s’approche tellement de l’intime. Mais je ne sais pas, c’est tacite… C’est bizarre…

Après Lagerfeld, on est sur deux univers totalement différents. C’était une volonté aussi de partir dans une direction radicalement opposée ?

Pas du tout… D’abord, on voit bien que je ne suis pas une pute (sic). Ça fait 10 ans que je n’ai pas sorti un film, et on m’en a proposé pourtant…

Oui Lagerfeld Confidentiel, c’était en 2007.

Voilà, ça fait même plus que 10 ans, ne m’en parlez pas… Ça fait 12 ans que je travaille sur un film que je n’arrive pas à faire, et je ne suis pas du genre à abandonner les choses quand ça ne marche pas, ou à aller là où ça serait facile. Je ne vais pas aller faire un truc parce que c’est le sujet du moment. Quand les gens me demandent comment on passe de l’un à l’autre, je ne me pose pas la question. Il se trouve que Karl, je l’adorais parce qu’il me faisait rire et qu’il y avait une part d’enfance. Je le voyais à la télé et je voulais aller explorer ça. Et à l’époque, quand j’ai commencé le film, il n’était pas aimé de tout le monde. Après c’était unanime, après « H&M », mais pas avant ! Il était quand même un peu odieux…

Je l’ai rencontré parce que je voulais le filmer, mais Cyrille c’est le contraire. Je le rencontre, je rentre à Paris, et je me dis « il y a un mec là-bas, il faut que j’aille le filmer ». Et je me demande si la résonance de notre rencontre n’est pas aussi liée au fait que j’étais moi aussi dans une situation un peu difficile avec ces 10 ans où je me bats pour ce film, contre des moulins à vents, et lui c’était pareil. Parfois, si vous rencontrez des gens à un certain moment, ça n’a pas la même résonance.

Ce projet, un documentaire, l’agriculture, on est loin des strass et paillettes. Comment on arrive à produire un film comme celui-ci ?

Alors ça, quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que le mec (Éric Hannezo, producteur via Black Dynamite, ndlr) était quand même complètement fou. J’ai rencontré plusieurs producteurs à l’automne 2018, tout le monde était intéressé… sauf que personne ne fait un chèque. Et un jour mon agent appelle un producteur (Hannezo, ndlr) et je le vois le lendemain. Il produit des choses très différentes, des films sur Benzema, sur le sport, il a fait Maitre Gims… Je le rencontre et je n’ai rien écrit, je lui parle juste pendant une heure et il me dit « mais oui, il faut que tu partes filmer ce mec ». Quand je sors du rendez-vous, mon agent m’appelle pour me demander et je lui dis « Encore un mytho qui me dit qu’il va produire mon film ! ». Mais finalement, une semaine après, j’étais parti.

Il n’y a pas beaucoup de producteurs qui, juste sur une histoire que vous lui racontez, que vous ne connaissez pas, que vous voyez une heure, engagent la production sans attendre les financements ou les dossiers pour France 2, France 3, Canal+. Il a pris un risque. Je ne savais pas ce que j’allais faire, moi ! Je partais là-bas, je ne savais pas ce que j’allais trouver, à quoi ressembler sa maison… je ne savais rien. Il m’a dit « Je t’ai cru ». Franchement, faut quand même avoir du courage.

Je reviens sur le tournage, vous étiez seul ? Avec juste une caméra, pas de preneur de son…

Tout seul, tout le temps. Je ne crois pas aux documentaires faits autrement… Si vous êtes plus d’une personne, je n’y crois pas. Ce n’est pas possible que la personne en face soit totalement en confiance, totalement en lien avec vous, de rentrer dans sa vie, dans l’intime… À partir du moment où vous avez un perchman, un cadreur, c’est impossible. Moi, je ne pouvais pas me protéger, j’étais en face et quand je voulais le filmer, j’assumais. Si je veux le filmer en train de pleurer, je n’envoie pas quelqu’un parce que je n’ose pas le faire. C’est peut-être ça aussi qui a donné cette confiance et le fait qu’il voyait bien qu’il n’y avait pas de filtres. Alors, attention, c’était difficile. Là, j’en rigole mais je me levais une heure avant lui. Il fallait préparer la caméra, en fait un appareil photo que j’ai trafiqué, le son, les batteries. Le soir, il fallait rentrer les images dans l’ordinateur. Je dormais dans une pièce attenante à la ferme, je me douchais une fois par semaine… Je devais partir trois semaines, et je suis resté presque 4 mois, j’ai vraiment plongé. Je n’ai pas envoyé un seul texto à un ami, ni appelé ma mère, ma grand-mère… J’étais complètement en immersion.

Quand on regarde le film, on est frappé par la solitude de Cyrille. Il est seul dans son travail, seul dans sa vie privée, dans son intimité, il est presque seul dans sa famille…

Exactement, vous avez tout compris. Le film, ce n’est pas « les agriculteurs en France… ». Je ne dis pas qu’il représente le monde paysan ou quoi que ce soit, parce que je ne veux pas blesser des gens pour qui ça va, ou qui ont justement une famille, une ferme familiale qui tourne, etc. Mais lui, c’est quand même un contexte particulier. Parce que, bon, vous êtes tout seul toute la journée, vous avez des emmerdes, c’est difficile, mais lorsque vous rentrez le soir vous avez votre femme ou votre mari, vous avez un bisou, un câlin… Mais quand vous rentrez le soir et que vous n’avez rien, qu’il y a votre père, mais qu’il ne vous parle pas, c’est un peu compliqué. Il le dit dans le film : « Je ne parle qu’à mes vaches et à mon chien ». Ça a un côté un peu cliché mais c’est la vérité. Quelque part, quand je l’ai appelé pour lui demander si je pouvais venir le filmer, je pense que le film, il s’en foutait. Je le soupçonne d’avoir dit oui en se disant « Je ne vais pas être seul ». Je crois qu’au départ c’est surtout pour ça qu’il a accepté. D’ailleurs quand il a vu le film, il m’a dit « mais je ne pensais pas que tu faisais ça… Enfin, qu’on était en train de faire ça ».

Il n’imaginait pas ce que ça allait donner.

C’est ça… Déjà, il ne va pas au cinéma souvent, je pense qu’il a dû y aller trois fois dans sa vie. Et après la projection, il n’a pas parlé pendant 2 heures, j’étais hyper flippé. Je lui ai dit « si tu veux qu’on coupe… ». Je n’ai jamais fait ça ! À Karl par exemple, je ne lui avais pas donné la possibilité, contrairement à ce que certains ont dit. Pour Karl, on n’a rien coupé. Donc j’ai dit à Cyrille « si tu veux qu’on coupe des choses, on les coupe. Parce que tu m’as beaucoup donné ». Je ne suis pas cynique comme certains qui font un documentaire sur quelqu’un et puis après c’est « merci, au revoir ». Là, je l’ai quand même au téléphone tous les jours depuis 1 an, depuis que je suis parti… Sur le moment, on ne s’en rend pas compte, on fait un film, on est complétement immergé, tout vous paraît normal, naturel. Mais là, par rapport à tout ce qu’il dit sur lui-même, sur sa vie personnelle… Et il m’a dit « non, c’est moi, faut le laisser comme ça ».

Il est fier du film ?

Je ne sais pas, il n’est pas du genre à frimer. Mais on a fait l’avant-première dans le bled où il est, et il est resté pendant toute la projection. Moi, je me cache, je pars pendant la projo, j’arrive pas à parler… Je ne comprends pas, il a ce truc, qu’il a dans le film d’ailleurs. Il est à la fois très touchant, émouvant, fragile, on a envie de le sauver, et en même temps, très fort, c’est très étrange. Je n’arrive pas à comprendre.

Oui il a ce côté très attachant, très réservé, et en même temps une forme de franchise, de liberté, il ne cache pas ses émotions, ni même sa vie privée, son homosexualité…

C’est ça, et il l’assume ! On n’est pas dans le cliché de l’homosexuel en Auvergne, agriculteur, qui vit dans le secret… Alors je pense que son père aurait préféré que ce soit autrement mais bon… 

Quand je l’ai appelé pour lui demander si je pouvais venir le filmer, je pense que le film, il s’en foutait. Je le soupçonne d’avoir dit oui en se disant « Je ne vais pas être seul ».

Vous nous avez dit l’avoir au téléphone tous les jours. Aujourd’hui, la vie de Cyrille c’est quoi ? À la fin du film, on comprend que son exploitation a été placée en liquidation judiciaire…

Imaginez que toute votre vie, vous n’avez jamais eu une seule fois une soirée. C’est-à-dire que le soir de Noël, il trait les vaches, le dimanche, il trait les vaches. Il a toujours été occupé de 18h à 22h-23h. Et là, les vaches sont parties en décembre 2019 – ça aussi ça a été très dur ! – et donc depuis début janvier, les soirs, il ne sait pas quoi faire. Il habite chez son père, donc il se retrouve avec lui, qui n’est pas la personne la plus communicante on va dire, et pour lui c’est étrange de se retrouver face à quelque chose qu’il ne connait pas, à l’inconnu. Pour nous, c’est la vie, c’est-à-dire que le soir on peut rester à la maison, aller manger une pizza, allez boire un verre avec un pote, ou je ne sais pas… Lui c’est quelque chose qu’il n’a jamais fait, il n’est jamais allé boire une bière dans un bar, vous voyez ? Il est face à tout ça. Et donc il y ça, il y a l’échec, il y a « qu’est-ce que je vais faire ? Comment je vais gagner ma vie ? Comment est-ce que je vais partir de chez mon père ? »… C’est compliqué. Ça plus tous les rendez-vous, les paperasses à régler, parce que le bâtiment n’est pas encore vendu, donc voilà, c’est compliqué. 

Il ne sait pas encore vers quoi il se dirige ?

Non.

C’est ce qui est d’autant plus rageant, c’est l’histoire d’un homme, mais c’est aussi l’histoire d’une profession.

Oui vraiment, et pas seulement d’une profession, je dirais. De plein de gens qui font aussi d’autres métiers. Alors évidemment, ce qui m’a plu c’est qu’on était dans l’opposé du cliché en ce moment. Il n’est pas Gilet Jaune… Attention, je n’ai rien contre les Gilets Jaunes, mais c’était tellement particulier… Donc ça me touchait encore plus.

Oui, il n’était pas dans un engagement politique.

Voilà, c’est ça. Pas dans la révolte, etc. C’est très bien que les gens se révoltent, ce n’est pas ce que je veux dire, mais… Je n’ai pas fait un film militant ni un film politique et je crois qu’en fait, finalement, il l’est encore plus, parce qu’il prend les gens comme ça, et c’est encore pire que d’aller mettre une pancarte dans la rue.

Et ça résonne d’autant plus fort qu’on a l’impression que les problèmes dans l’agriculture sont là depuis toujours… 

Vous savez que j’ai retrouvé des images à l’INA, des années 50, 60, etc. Des images magnifiques, des interviews noir et blanc, où les gens se mettent devant la ferme et racontent… Mais c’est d’une beauté ! C’est vraiment un monde oublié… Enfin pas tant oublié que ça, parce que le frère de Cyrille, on le met en noir et blanc quand il va chercher des œufs dans son pull, c’est sublime. Mais bref, il y a des phrases dans le film que dit Cyrille qui sont, mot pour mot, les mêmes que des interviews des années 50 !

Ce qui effrayant quand on y pense, car on se dit que les choses ne changent pas.

Oui, mais c’est pour cette raison aussi que je ne veux pas rentrer dans le débat, notamment après les projections en province, car ça peut vite partir sur le politique. Je ne suis pas là pour critiquer le gouvernement, les lobbys, etc. Ça fait 50 ans qu’on entend dire à la télé qu’il faut un profond un changement, que c’est la faute des gouvernements… Macron, Hollande, Sarkozy, Chirac… On peut continuer à dire tout ça, mais on peut aussi se dire que maintenant, est-ce qu’on n’a pas, nous aussi, une responsabilité ? Est-ce que c’est toujours de la faute des autres ? Parce que si on attend que les gens nous aident et nous sauvent, je pense qu’on va pouvoir attendre longtemps. Donc si le film peut faire que ça vous touche, vous bouleverse, que ça vous remue et que tout d’un coup, quand vous allez faire vos courses, vous vous dîtes que des Cyrille, il y en a plein, et que cette carotte que je mange, elle vient de quelqu’un qui l’a ramassé à la main peut-être, et qu’elle ne coutera pas plus cher chez un producteur local que dans une grande enseigne… Donc nous aussi on peut faire quelque chose. Pour le lait, certaines enseignes donnent le choix et affichent quand le producteur a été rémunéré au juste prix. Mais achetons ce lait-là ! C’est 10 centimes de plus. Souvent on m’attaque de tenir ce propos, on me dit « oui bien sûr, mais c’est les riches qui peuvent… » Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas une question d’argent. Pour le même prix, ça se trouve. Alors peut-être moins à Paris…

Il y a aussi un problème de redistribution, comme on le voit avec Cyrille. La différence entre le prix auquel il vend le lait, et le prix affiché dans les supermarchés. On a l’impression qu’il n’est pas rémunéré à la hauteur de son travail. D’ailleurs, il n’arrive pas à se verser de salaire. Ce qui est révoltant…

Aujourd’hui encore… Je ne sais pas pourquoi ce mec m’a bouleversé à ce point-là, pourquoi j’ai un tel sentiment d’injustice. Toute la colère qu’il n’avait pas, moi je l’avais. Et peut-être que finalement, maintenant que le film existe, je n’ai pas envie justement de répandre de la colère et de m’insurger, comme d’autres réalisateurs peuvent le faire. J’ai envie d’en parler avec les gens. En fait, je me rends compte que c’est une leçon pour ma vie aussi, parce que moi, j’en veux à la Terre entière depuis toujours. C’est à nous aussi d’aller contre l’injustice. Est-ce que ce ne serait pas plus fort pour avancer ?

Il y a un débat national sur l’agriculture qui se prépare actuellement. Vous vous sentiriez prêt à y prendre part ?

J’ai été invité par Ilaria Casillo qui a lancé ce débat. Faut encore que je me renseigne, mais oui ! À condition qu’on ne me demande pas de parler comme un scientifique et de donner des leçons aux gens. Je peux parler avec mon cœur, avec mon instinct, et de ce que j’ai vu. Encore une fois, je ne veux pas blesser d’autres agriculteurs pour qui la réalité est différente, mais bon… En province, il y a des gens qui viennent, qui pleurent dans mes bras en me disant « je suis dans le même cas que Cyrille ». Alors qu’on arrête de me dire que c’est un cas isolé, parce que ce n’en est pas un. Et puis les chiffres des suicides continuent d’augmenter. C’est 1 agriculteur par jour qui se suicide ! Donc, oui bien sûr, je serais capable de prendre part à ce débat.

Pour parler de la dimension humaine.

C’est ça ! Et aussi, plutôt que de critiquer tout le temps, proposer des idées.


Propos recueillis et édités par Grégory Perez pour Le Bleu du Miroir


Photo d’illustration ©Vanessa Filho proposée par ARP Sélection




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