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PRIX LUMIERE 2020 | LES DARDENNE AVANT LES DARDENNE

Prix Lumière 2020, la récompense était accompagnée, comme chaque année, d’une rétrospective intégrale (y compris leur période de documentaristes) de l’œuvre des frères Dardenne. Arrêtons-nous sur leurs deux premiers longs-métrages de fiction, Falsch et Je pense à vous. Si le premier est une vraie curiosité, le second est plein d’enseignements alors que les frères étaient encore à la recherche du style si singulier qui fait l’originalité et la richesse de leurs films depuis La Promesse.

Falsch (1987)

La nuit va tomber lorsqu’un quadrimoteur atterrit sur la piste d’un aéroport de campagne. Un seul passager descend: Joe, le dernier survivant d’une famille juive, les Falsch. C’est avec elle qu’il a rendez-vous cette nuit: quarante ans après son départ de Berlin pour New York en 1938. Une nuit de retrouvailles, par-delà la vie et la mort… 

Falsch Dardenne

Pour ce film, les réalisateurs belges adaptent la pièce éponyme de René Kalisky. Le travail avec les acteurs leur fait très peur. Comment répondre à la gageure de mettre des corps en action ? Pour se protéger, ils commenceront par poser des rails de travelling entre les comédiens et la caméra, puis les retireront progressivement. Attachés au texte, ils imaginent une transposition qui ne soit ni du théâtre filmé, ni une libre adaptation. Lieu des retrouvailles par définition, ils choisissent de filmer cette réunion familiale dans un aéroport vide, un vaste espace que les personnages investissent peu à peu, le temps d’une présentation complète des protagonistes. La convention théâtrale d’une confrontation entre vivant et morts est reprise sans artifice, la confiance est accordée au texte. 

Motif premier du style Dardenne, la chorégraphie de la scène voit ici ses premiers balbutiements. Elle peut-être géométrique, par alignement ou composition. Le mouvement du film accompagne la tension dramatique. Chaque personnage, ou couple de personnages, apporte sa propre singularité (corps érotisé, patins à roulette, maquillage black face…) dont il se dépouille au fur et à mesure qu’il est confronté à sa vérité. On notera que la mise en scène gagne en intensité dès lors que l’espace se réduit (dans les sanitaires), et obligent la caméra à sacrifier un ensemble pour une partie. On peut imaginer que les frères ont tiré un enseignement de cette séquence.

On comprend, le film avançant, ce qui a pu attirer les Dardenne dans ce texte : chaque personnage défend sa vérité, et le spectateur, au gré des démystification, compose la sienne. On retient également le thème de la culpabilité, grand motif dardennien au cœur du récent La Fille inconnue. Enfin l’enfance qui irrigue toute leur filmographie est ici représentée par la petite sœur (seul personnage ajouté par les cinéastes) qui circule de bras en girons. L’enfant a ici une fonction de révélateur, procédé dont les Dardenne s’éloigneront farouchement par la suite. Un personnage ne doit représenter que lui-même, il n’est au service d’aucune figure, aucun modèle et surtout pas au service de l’histoire.

Film à l’esthétique très représentative des années 80 (l’éclairage des néons de l’aérogare y est pour beaucoup), Falsch restera à la périphérie de l’univers des frères Dardenne tout en comportant en germe, déjà, quelques thèmes et motifs important de leur geste cinématographique. Il est surtout le film par lequel ils passent le cap des acteurs.


Je pense à vous (1992)

Un ouvrier sidérurgiste perd son son emploi et disparaît. Sa femme part a sa recherche. 

Je pense à vous Dardenne

De facture plus classique ce deuxième long-métrage de fiction est une commande du grand réalisateur belge Henri Stork autour de la crise de l’industrie sidérurgique qui commençait à frapper la ville de Seraing. Les Dardenne écrivent pour l’occasion, leur premier scenario original. Si l’ancrage social est d’ores et déjà présent, le film comporte, dans sa forme, bon nombre d’ingrédients dont ils vont se délester dès leur film suivant. 

Ce qui frappe immédiatement c’est la présence d’un thème musical. Il accompagne le générique d’ouverture avant d’illustrer des plans de transition. Lorsqu’ils en parlent encore aujourd’hui, les Dardenne en ont des frissons dans le dos. Cette petite mélodie sentimentale vient en effet inutilement romantiser le drame social. Jamais plus nous n’entendrons de musique additionnelle dans la filmographie des Dardenne. Ce film les a vaccinés si fort que ce sujet reste tabou. Ils avouent préférer s’en passer que de mal s’en servir.  

La notion de cadre a aussi connu sa révolution. Dans Je pense à vous, on peut voir des plans d’ensemble de paysages (essentiellement urbains et industriels), composés afin de remplir harmonieusement le cadre. Les personnages eux sont filmés en pied. Depuis La Promesse, la partie a leur préférence sur le tout. Ils aiment parler de caméra au mauvais endroit, c’est à dire là où elle empêche de voir un regard, une expression. C’est une manière de concerner le spectateur, de l’impliquer dans la scène, par complicité d’inconfort. Désormais il faut que la caméra soit au milieu, dans la scène et non pas la regardant. Cette esthétique du frottement et de l’incertitude permet de retrouver la notion de  chorégraphie, incommode souvent, chaotique parfois. 

Le tempo du film se joue au tournage et au montage. Les Dardenne ont intégré le plan séquence dans leur grammaire cinématographique, l’augmentant d’une position inédite, dans le dos du personnage, à l’affût de ses mouvements, qu’ils découvrent sans jamais être en avance sur le spectateur. Dans Le Fils c’est la nuque d’Olivier Gourmet qui est cadrée de prêt. Le film tangue, accroché à cette dérive. Pas de tel dispositif pour filmer la vraie dérive de Robin Renucci dans Je pense à vous. Il joue Fabrice, un homme qui perd toute confiance en lui après son licenciement, et préfère fuir que d’affronter le regard de sa femme (Fabienne Babe) et de son fils. Au découpage classique s’ajoute une propension à faire durée le plan sur un regard suspendu dans le vague, où une voiture qui s’éloigne. Toute chose bannie par la suite. Les enchaînements sont secs dans les films suivants. On confond souvent le forme et le fond dans le cinéma des Dardenne. Cette sécheresse du montage participe de la forte volonté de ne pas appesantir les choses. Ils n’ont cessé de dégraisser leur cinéma pour parvenir à sculpter une substantifique moelle (expression que l’on préférera à cinéma à l’os). Cette évolution formelle par  soustraction croise une nécessaire complexité des situations qui se joue à l’écriture. Le nœud des choses humaines dans lesquels sont empêtrés les personnages, est la condition principielle qui les condamne à dessiner une trajectoire où le corporel n’est que la traduction de, au choix : un cas de conscience, un dilemme moral, une quête…

Si, en creux, Je pense à vous est devenu l’enfant bâtard des Dardenne, il n’en représente pas moins, à leurs yeux un film important quand bien même il leur a servi de repoussoir. Echec public, critique et financier, il les a incités à développer une écriture personnelle, à façonner ce langage cinématographique si particulier, à trouver une manière de faire du cinéma unique. Le voir aujourd’hui permet, en creux, d’éclaircir un tant soit peu ce mystère, l’étrange alchimie qui fait la force, la beauté et la richesse de leur cinéma.


crédits photo Festival Lumière 2020




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