featured_Ken-Loach-Daniel-Blake

KEN LOACH | Entretien

À l’occasion de la sortie prochaine de Moi, Daniel Blake, récompensé d’une Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, nous avons eu l’immense privilège de participer à une table ronde de journalistes avec l’immense Ken Loach. Un entretien fleuve et forcément politique avec l’un des plus grands cinéastes de notre époque que nous avons du scinder en deux parties. En voici la première… 

Vous êtes sorti de votre « retraite » pour tourner Moi, Daniel Blake. On a l’impression que ce film est un cri de colère…

Ken Loach : En effet. C’est une bonne description. Paul Laverty, le scénariste, et moi avons échangé sur des histoires que nous entendions autour de nous. Il vit en Ecosse tandis que je vis en Angleterre. Nous nous écrivons régulièrement, souvent pour se taquiner sur les résultats de football. Nous entendions régulièrement des témoignages de personnes piégées dans la bureaucratie du système. Avec des situations de plus en plus extrêmes. Je me souviens de l’histoire d’un homme qui était convoqué à Pôle Emploi pour prévenir qu’il ne pourrait répondre à leur convocation car elle tombait le jour de l’enterrement de son père. Il a donc assisté aux funérailles de son père et le versement de ses allocations a été interrompu car il ne s’était pas rendu au rendez-vous de Pôle emploi.

Avec Paul, nous avons donc traversé le pays pour poursuivre nos recherches et nous avons réalisé qu’il y avait tellement d’histoires similaires. Nous en avons conclu qu’il était temps de raconter ça. Essayer de comprendre ce que les gens endurent. Paul a écrit les deux personnages principaux, Dan et Katie. 

Vous avez choisi de tourner à Newcastle, est-ce lié au contexte ouvrier de cette ville ?

K. L. : Nous n’avions jamais tourné dans cette ville. C’est un endroit particulier, c’est la ville la plus au nord des villes industrielles, où l’on trouve notamment des ports et des exploitations minières qui ont fait l’histoire de la ville. Il y a également une véritable histoire militante. Mais c’est une ville très pauvre de nos jours. Certes, le centre-ville est très onéreux. Mais la pauvreté colonise les pourtours de la ville. Leur parler est très riche, leur diction très propice à la comédie. 

Tournez-vous vos films par révolte ou par amour du cinéma ?  

K. L. : Cela part forcément de l’amour du cinéma. J’aime ce medium. Aimer raconter des histoires, rassembler une équipe. J’ai besoin de trouver des histoires qui me passionnent.

Depuis 1995, Paul Laverty écrit tous vos films. Pourquoi ne co-signez-vous pas les scénarios ?

K. L. : Parce que Paul les écrit. Le travail du scénariste est globalement trop sous-estimé. Je déteste lire « Un film de » sur les affiches. Les réalisateurs ont problème d’égo. 

Avez-vous rencontré des employés de Pôle Emploi, pour recueillir également leur sentiment ? Ainsi qu’à la banque alimentaire ?

K. L. : Oui, énormément. Par l’intermédiaire des syndicats, notamment. Il y a effectivement des objectifs sur le nombre de personnes qu’ils doivent sanctionner. S’ils ne sanctionnent pas assez de gens chaque semaine, ils sont placés dans un dispositif de « Plan personnel d’amélioration ». C’est très kafkaesque cette nomination.

Même si sur une semaine tout le monde est irréprochable, il faudra tout de même trouver des personnes à sanctionner. J’ajoute que dans les scènes qui se déroulent dans les « job centers », tous les gens que l’on voit travaillent vraiment dans ces lieux – hormis les deux comédiennes à qui Dan est confronté.

Il en de même pour les bénévoles à la banque alimentaire. Les personnes que l’on voit sont de vrais travailleurs sociaux et je les ai filmés dans leur cadre naturel. À part la personne qui explique à Katie le fonctionnement du lieu, qui travaille dans une autre banque alimentaire. Nous n’avons pas écrit leurs dialogues. Leurs réponses sont les leurs, elles sont spontanées. J’y ai rencontré des personnes fantastiques qui mériteraient de diriger le monde. 

À l’origine, quand vous alliez dans ces agences, les employés vous présentaient une liste de postes vacants. De nos jours, ils ont l’instruction de ne pas montrer ces offres d’emploi. La mission des agences a clairement changé : il n’est plus question de venir en aide aux gens mais de leur rendre la vie difficile pour éviter d’avoir à leur verser des allocations.

La réalité sociale que vous mettez en lumière dans vos films paraît particulièrement sombre, cruelle. Curieusement, on a le sentiment qu’il y a une sorte de « rêve anglais », comme on a pu avoir un « rêve américain ». De nombreuses personnes cherchent à gagner l’Angleterre, des cadres mais aussi des personnes démunies, pour y trouver du travail. Pensez-vous que ce rêve existe ou qu’il est illusoire ? 

K. L. : Si vous fuyez un pays en guerre, n’importe quel pays occidental paraît attractif. Celui que vous choisissez dépend de votre patrimoine culturel et vos origines. Après la guerre, on a mis en place un système d’aide pour les réfugiés. Mais depuis quarante ans, les gouvernements se sont échinés à le détruire, sous l’impulsion de Margaret Thatcher et des grands entreprises. L’image que les gens ont de l’Angleterre est très différente de ce qu’elle est réellement.

Quel est pour vous le point de bascule qui traduit les excès absurdes du système des « job centers » ? 

K. L. : Les employés de ces agences répondraient mieux que moi. C’est arrivé lorsque les conservateurs sont revenus au pouvoir, en 2010. Duncan Smith est devenu ministre à cette époque. On fait référence à lui dans le film comme « le gros salaud chauve ». Nous n’avons rien contre les chauves, Paul Laverty lui-même n’a pas de cheveux ! (il rit).

À l’origine, quand vous alliez dans ces agences, les employés vous présentaient une liste de postes vacants. De nos jours, ils ont l’instruction de ne pas montrer ces offres d’emploi. La mission de ces agences a clairement changé : il n’est plus question de venir en aide aux gens mais de leur rendre la vie difficile pour éviter d’avoir à leur verser des allocations.  

Pour quelles raisons ?

K. L. : Ils veulent placer les gens dans la position où ils doivent chercher par eux-mêmes et pouvoir les culpabiliser. S’ils ne trouvent pas, c’est de leur faute. C’est une vieille tradition de la culpabilisation de la pauvreté. Dès le 19e siècle, on disait qu’il fallait différencier les pauvres méritants et ceux qui ne « méritent » pas.

still_ken-loach-tournage-daniel-blake

Comment votre choix s’est porté sur Dave Johns pour incarner Daniel Blake ?

K. L. : Tout chez lui est authentique. Il vient de Newcastle, il a l’âge qui correspond. Il a débuté sa vie en étant maçon. Il est bourré d’humour. Il a une très belle utilisation du langage, avec du rythme et de l’éloquence.

Souhaitiez-vous apporter une touche « à la Dickens » pour le personnage de Katie ?  

K. L. : De siècle en siècle, les gens dans le besoin se ressemblent. Il est certain qu’une femme seule avec des enfants va avoir besoin d’aide et de soutien. La mère célibataire est une figure que la droite aime détester : elle n’a pas de mari, elle a fait des enfants, elle est forcément immorale… Cette relation entre Daniel et Katie était importante pour que chacun se révèle à l’autre. Profondément. C’est alors qu’apparaissent leurs vulnérabilités. On découvre ce de quoi ils sont faits. C’est un homme veuf, qui n’a plus de famille. Elle en a une. Il s’investit énormément pour eux. Et lorsqu’elle prendra une décision dramatique sur la façon de gagner de l’argent, cela va leur faire beaucoup de mal à tous les deux. Le contexte politique intervient alors dans leur intimité.

On perçoit énormément de dignité, de courage et d’entraide… Cela existe beaucoup en Angleterre ?

K. L. : Je crois que c’est dans la nature humaine. La solidarité n’a pas de nationalité. Si vous venez toquer à ma porte car il vous manque du lait, je vais essayer de vous dépanner. Si l’état représentait la bonté et le meilleur que nous avons, plutôt que de défendre les intérêts d’une seule classe, cela se passerait bien.

Quel futur voyez-vous pour vos personnages dans le futur ? Les Daniel, les Katie… 

K. L. : Ce sera possible de faire des ajustements mineurs mais le problème restera. Tout part du capitalisme et de la situation dans laquelle se trouve l’état. Les grandes sociétés sont présentes à tous les stades de notre existence. Leur logique est de croître. Ils n’atteignent jamais l’équilibre. Où se trouve le prochain nouveau marché ? Quelle économie supplémentaire peut-on faire ? Où peut-on trouver les matières premières les moins chères ? S’il faut délocaliser en Indonésie, délocalisons. Et si l’on trouve moins cher ailleurs, on délocalisera à nouveau. Et si une entreprise ne le fait pas, une autre encore plus impitoyable s’en chargera et la mettra en péril. C’est l’une des conséquences de ce système en cercle vicieux. En Occident, il leur faut des consommateurs, pas des travailleurs. C’est une contradiction incarnée par l’Union Européenne elle-même, qui encourage la privatisation. C’est dans leur charte. Comment faire des changements substantiels tant que ce modèle économique persistera ?

Le Brexit changera-t-il quelque chose ?

K. L. : Nous resterons dans un modèle néo-libéral. Et selon moi, de nombreuses industries britanniques devront délocaliser en Europe continentale car elles auront besoin de ce marché. Et le gouvernement conservateur va avoir besoin d’attirer d’autres industries, de nouveaux investisseurs. Et la seule façon de le faire sera de dévaloriser la main d’oeuvre. La valeur du travail sera à nouveau diminuée. Savez-vous qui a dit « la classe dirigeante peut survivre à n’importe quelle crise, à condition que la classe ouvrière encaisse. » ? C’est Lénine. Mais chut, ne le répétez pas, il n’est plus très fréquentable.

> > > Découvrez la deuxième partie de notre entretien avec le réalisateur Ken Loach.  
still_ken-loach-tr

Propos recueillis et édités par Thomas Périllon. Entretien réalisé à Paris en Octobre 2016, dans le cadre d’une table ronde presse. – Remerciements : Laurence & Betty, Antonin Labat (photo Le Pacte)




0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x
%d blogueurs aiment cette page :