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JORDANA SPIRO | Entretien

À la veille de la sortie de Long way home (précédemment titré Night comes on lors du festival de Deauville), nous avons rencontré la réalisatrice Jordana Spiro pour parler de ce premier long-métrage. L’occasion d’évoquer plus en profondeur certains sujets du film, des difficultés à monter le film financièrement, de sa décision de ne pas jouer dedans et du choix de ses actrices… Entretien.

Long way home est votre premier film, il a désormais été vu par un grand nombre. Est-il tel que vous l’aviez imaginé, conceptualisé depuis le début ?

Jordana Spiro : Et bien, en fait, il est exactement tel que je l’avais pensé dès le début. Par contre, je peux dire que ce qui a été plus compliqué que prévu c’est de réussir à le faire. Je savais que cela allait être particulièrement dur, mais pas à ce point !

La notion de sororité est très présente dans le film, évidemment pour Angel et Abby, mais également chez toutes les femmes à l’écran. Était-ce une volonté profonde de votre part d’accentuer ce sentiment ?

J. S. : Une des raisons pour laquelle l’histoire d’Angel est venue à moi était la perception que j’ai eu pendant mes années en tant qu’actrice, de la très mauvaise façon dont les rôles féminins étaient écrits. Ils ne résonnaient pas bien pour moi, cela ne semblait pas juste. Il y a aussi le fait que j’ai moi-même trois sœurs, ma co-scénariste également, et que cette relation entre sœurs pouvaient être un sujet important pour nous. C’est aussi pour cela que les personnes qu’Angel et Abby rencontrent dans le bus sont des filles, cela semblait plus réel que si cela avait été des garçons. Cela rendait plus crédible le fait qu’elles s’entendent si bien si vite.

Dans la même idée, on peut remarquer que les hommes de cette histoire sont tous plus ou moins des personnes négatives. Était-ce une façon de dénoncer le rapport toxique de ces hommes dans la vie de ces femmes ?

J. S. : Personnellement je ne pense que tous les hommes soient mauvais par nature, et encore moins dans le film ! Par contre, il est clair qu’Angel n’est pas du tout aidé par les hommes dans son histoire. À aucun moment ils ne sont les sauveurs des situations rencontrées. À l’inverse, il y a beaucoup de films où les femmes sont montrées sous un mauvais jour, mais vous ne diriez pas qu’elles sont complètement mauvaises pour autant. Dans mon film, l’officier rencontré après la sortie de prison n’est pas un élément maléfique par exemple.

En effet, mais tout de suite après, il y a ce voyou qui lui propose un arrangement qui est proche du viol…

J. S. : Oui, mais il ne la viole pas, il propose un échange, et c’est elle qui le pousse dans cette extrémité. Elle vit dans un monde criminel, provoque cette rencontre, car elle veut quelque chose de cet homme, une arme en l’occurrence, et arrive à ses fins. Elle est très aux commandes de cette situation, elle ne la subit pas.

Je ne suis pas trop intéressée par le fait de me diriger moi-même…

D’après vous, votre histoire était elle purement une histoire de vengeance, ou bien y voyez-vous quelque chose plus profond ?

J. S. : Oui, j’étais très intéressée par l’idée de faire un film où je pouvais avoir l’opportunité d’explorer des personnages et leur complexité, mais aussi avec de fortes personnalités. Je voulais qu’Angel soit quelqu’un qui cherche sa voie, et d’une certaine façon l’aspect vengeance permettait d’arriver à cela.  Mais ce qui était également fondamental pour moi c’est que l’histoire reste centrée sur elle, qu’elle ne se fasse pas engloutir par le genre du film de vengeance et ses codes.

Vous avez une longue carrière d’actrice, n’avez-vous pas été tentée de jouer dans le film, ne serait-ce que pour le projet soit plus facile à monter ?

J. S. : C’est très gentil de votre part de penser que je suis assez célèbre pour qu’on me donne des fonds juste sur mon nom, mais malheureusement ce n’est pas le cas, sinon oui je l’aurais sans doute fait ! C’est tellement difficile de faire un film indépendant aux États-Unis comme celui-ci qu’effectivement j’aurais pu y avoir recours. Et là je parle de vrais films indépendants avec un I majuscule, pas de films à 15 millions de dollars de budget, co-produits par un studio et qui se targuent d’être indépendants alors que pas du tout. Ici on pense à chaque instant à ce que nous pouvons tous faire pour réussir à finir le film, chacun à notre niveau. De plus je crois que je suis un peu trop âgée pour jouer Angel ! Quelques années de trop apparemment ! (rires) Et je dois avouer que je ne suis pas trop intéressée par le fait de me diriger moi-même. Peut-être aurais-je plus confiance en moi dans ce domaine plus tard dans ma vie, mais aujourd’hui cela me semble impossible.

Je me rends bien compte qu’en tant qu’acteur on galère tellement pour trouver les beaux rôles qu’on recherche, que parfois on pense à les écrire soi-même pour les obtenir. Mais en ce qui me concerne, j’ai besoin d’être pleinement concentrée sur ma mise en scène, et c’est pourquoi je me vois mal faire les deux en même temps, diriger et jouer. Je pense que cela m’ôterait le plaisir que j’ai à faire l’un ou l’autre. Mais je suis très admirative de ceux qui arrivent faire les deux, comme Jason Bateman par exemple, qui le fait admirablement. Cela lui permet de rester constamment concentré, il n’a pas le temps de trop tergiverser ou se poser de mauvaises questions. Moi je n’en suis pas encore là dans mon parcours.

À propos du père d’Angel, pourquoi avoir choisi de le faire revenir habiter dans la maison familiale désertée depuis plusieurs années ?

J. S. : En fait, l’idée m’a été inspirée par l’acteur lui-même, John Jelks, qui m’a raconté une histoire intime le concernant. Je ne raconterai pas les détails parce que ça ne regarde que lui, mais disons qu’à un moment de sa vie, il a eu besoin de revenir au moment où les choses allaient bien pour la dernière fois, de se reconnecter avec ça. Un peu comme si on pouvait d’une certaine façon rembobiner le fil de la vie jusqu’à retrouver ce dernier moment d’équilibre et recommencer à partir de là, juste avant ce que tout commence à s’écrouler autour de nous. J’ai trouvé que cette histoire était pleine de sens et inspirante.

C’est une très belle anecdote, et on sent fortement dans le film que ce voyage d’Angel est comme une odyssée, dirigée vers un point précis qui se trouve également être le début de l’histoire, un peu comme avec Ulysse.

J. S. : Merci beaucoup, en effet j’adore penser que je suis un peu comme James Joyce (rires). Beaucoup de personnes me comparent à lui… Non non en fait vous êtes le premier ! (rires) Mais je suis honorée, merci beaucoup.

Dominique Fishback est particulièrement bonne dans le rôle d’Angel, était-elle impliquée très tôt dans le projet ?

J. S. : Non, pas du tout. Je faisais un casting dans la rue depuis un moment et je ne trouvais pas d’actrice. Puis j’ai tourné un épisode de série télé où je jouais une infirmière qui aidait une jeune femme à accoucher. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. Elle jouait à merveille cette scène d’accouchement, et c’est là que je me suis intéressée à elle. J’ai voulu savoir si je pouvais voir son travail, et il se trouve qu’elle avait écrit et monté son propre « one woman show » où elle interprétait une vingtaine de personnages différents sur scène. Je me suis dis qu’Angel devait bien se cacher dans un de ces vingts-là ! Cela n’a pas été le cas, mais sa grande intelligence et sa versatilité m’ont plu et c’est comme ça que mon désir de travailler avec elle est né.

En tant que metteur en scène, ce que je recherche est la possibilité de jouer avec les représentations visuelles du monde.

Est-ce que ce fut un challenge de « caster » l’actrice jouant Abby ? En effet, elle a ces attitudes d’enfant qui, ayant dû grandir trop vite, ressemblent presque à des adultes.

J. S. : Oui, Abby est jouée par Tatum qui est un peu comme une âme ancienne. C’est comme si elle avait déjà vécu plusieurs vies avant celle-ci, elle dégage cela. Avant d’arriver à elle, nous avons vu près de 700 jeunes filles différentes pour ce rôle. Elle a été celle qui dégageait le plus de force, avec cette capacité de passer d’une tonalité de survivante à une vulnérabilité plus proche de son âge. Elle a démontré une aisance à passer d’une émotion à une autre, entre dureté et sensibilité, en plus d’un grand sens de l’humour. J’aime beaucoup ce qu’elle a fait du rôle. Nous l’avons rencontrée la première fois à Harlem dans une compétition de step, vous savez cette sorte de danse un peu particulière.

Pensez-vous que l’histoire aurait pu se terminer de façon beaucoup plus tragique si Abby n’avait fait tous ces efforts pour reconnecter sa sœur avec elle ?

J. S. : Pendant très longtemps, je ne savais pas si Angel allait tuer son père ou pas, j’étais très indécise à ce sujet. Une part de moi pensait que la mort arrive dans ce monde, peut-être est-ce une histoire de colère et de vengeance. Ce qui aurait été une forme de suicide, car si la fin avait été la mort du père, c’est ce que cela aurait été, un suicide pour elle. J’en ai alors parlé à un ami, que je considère en quelque sorte comme mon mentor en ce qui concerne l’écriture de film, et quand j’étais en train d’écrire la dernière version de mon script, j’avais choisi une approche tragique, tout en continuant à douter de ce choix. Il m’a alors demandeé si j’étais une personne qui pense que l’espoir existe ou pas. Je lui ai répondu que oui et il m’a alors dit que si je croyais ça, je devais changer ma fin sinon cela sonnerait faux, et je ne voulais pas de ça.

On sent cette hésitation dans le film, entre tragédie et espoir, celui-ci étant représenté par Abby…

J. S. : Comme je le disais, j’avais la responsabilité que cela ne sonne pas faux. Si ce rayon d’espoir n’était pas à la hauteur, trop démonstratif, cela aurait été comme si j’avais été condescendante par rapport à mes personnages. « Quoi c’était si facile que ça d’avoir un happy ending ? Vraiment ? Mais alors vous étiez vraiment stupide jusque là. ». Il fallait vraiment que ça sonne juste. L’espoir, souvent, se compose de petites choses, subtiles et ténues, à tel point que pour certaines personnes cela ne ressemble même pas à de l’espoir du tout. Le simple fait de rester là, déterminé, à continuer, à ne pas fuir, c’est déjà en soit une forme d’espoir. C’est une forme de courage également. C’est ce que j’ai essayé de montrer, c’est peut être juste un tout petit rayon d’espoir. Mais celui-ci est de leur propre fait, personne ne leur donne, ils ont du se le créer seuls.

Avez vous déjà de nouveaux projets en cours de développement à l’heure actuelle ?

J. S. : Oui, j’ai plusieurs idées en effet, dans plusieurs directions différentes, dont je ne peux pas vraiment discuter pour l’instant. Mais je peux vous dire que ce sont des projets très excitants. En tant que metteur en scène, ce que je recherche est la possibilité de jouer avec les représentations visuelles du monde, c’est ce que j’ai essayé de faire avec Long way home. Maintenant, j’ai le sentiment d’avoir plus d’espace pour être plus audacieuse dans cette démarche dans mes futurs films.



Propos recueillis, traduits et édités par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir.



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