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Kristian Levring | Entretien

À l’occasion de la sortie en salle de The Salvation de Kristian Levring, nous avons rencontré le réalisateur danois pour parler de ce rêve d’enfant concrétisé, du tournage et de ses comédiens, des vestiges du Dogme 95 et de ses projets futurs… Confidences de cinéaste, dans la langue de Molière… 

Le western est un genre considéré par certains comme dépassé ou parfois tourné en dérision avec un enrobage façon pop (comme chez Q. Tarantino) ? Comment respecter la tradition et les codes mythiques tout en le modernisant pour réaliser un western « sérieux » en 2014 ?
Pour moi, réaliser un western « classique », c’était un peu un rêve. J’aimais ça quand j’étais gamin. Ce sont les premiers films que j’ai vu à la télévision dans mon enfance. J’ai eu envie d’en réaliser un maintenant même si on a pu me dire que c’était « crazy ». Dans les westerns des années 50-60, il y avait beaucoup de lenteur et souvent un peu de naïveté. J’ai travaillé là-dessus en ayant conscience de ça. C’était un rêve, aussi fou soit-il – surtout pour un réalisateur danois – et j’ai voulu aller au bout de ce challenge.

Est-ce qu’il a été facile de trouver des producteurs prêts à vous suivre dans ce « pari fou » ?
En fait, ça c’est fait un peu à l’envers. Je déjeunais avec Peter Aalbæk de Zentropa (une boîte de production danoise ayant produit de très nombreux films danois, ndlr) et nous parlions des films qui avaient bercé notre jeunesse. Nous partagions cet amour pour le western et il lui m’a mis au défi d’en réaliser un. Il était convaincu de trouver l’argent pour le financer mais m’a fixé trois conditions : que ce soit un acteur danois dans le rôle principal, qu’il y ait un personnage de fossoyeur et que celui-ci porte un chapeau noir.

C’était beaucoup trop cher de tourner aux Etats-Unis !

Et pour ce projet, déjà assez audacieux au départ, comment en êtes-vous arrivés à le tourner en Afrique du Sud ?
Pour des raisons financières, tout simplement : nous n’avions pas assez d’argent pour tourner aux Etats-Unis. J’aurais adoré pouvoir le tourner là-bas mais c’était beaucoup trop cher. Nous avons envisagé l’Australie et le même problème se posait. Nous avons prospecté en Croatie mais n’avons pas trouvé de décors. Puis la possibilité de l’Afrique du Sud s’est présentée. Pour faire un western, il fallait que ce soit dans un pays possédant une industrie cinématographique : il faut des chevaux par exemple. On ne peut pas le faire n’importe où. Chaque année, une quinzaine de films américains (et de séries) sont tournés là-bas donc ils sont plutôt équipés en conséquence.

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Votre ami souhaitait un comédien danois dans le rôle principal. Avez-vous pensé à le confier à Mads Mikkelsen dès les premières ébauches du scénario ou est-ce un choix qui s’est imposé bien plus tard ? 
On a écrit le scénario dans l’idée que ce serait lui qui le jouerait. Nous en avions parlé, il était partant. Il n’y a pas eu trop de doutes là-dessus. Et puis le Danemark est un petit pays. Il n’y a pas une infinité de grands acteurs capables de porter un tel film sur ses épaules et d’avoir une aura internationale. Mais de toute façon, même s’il n’avait pas eu cette notoriété, nous l’aurions choisi quand même car il a toutes les qualités pour faire un western. Il a cette présence fabuleuse à l’écran, c’est un acteur physique. Le choix était simple et évident. Pour le dire plus simplement : s’il n’avait pas voulu faire The Salvation, nous ne l’aurions pas fait.

À partir de quel moment avez-vous commencé à impliquer Anders Thomas Jensen dans le processus d’écriture ?
Cela s’est fait rapidement également car on se connait bien. L’un de ses premiers scénarios était celui de mon premier long-métrage, Le roi est vivant. J’avais 35 ans et je sortais de la pub, Anders Thomas avait à peine plus de 20 ans. Il m’avait aidé sur l’écriture des dialogues. J’ai vu tout de suite que c’était quelqu’un qui avait beaucoup de talent. Maintenant, quand je fais un film, je le fais avec lui. On a une sorte d’accord entre nous : je lui présente un synopsis, une idée, et de son côté il me dit « OK, on le fait » ou « on le fait pas ». C’est lui qui tranche. Là ce fut pareil. J’arrivais avec mon idée d’un personnage danois exilé aux Etats-Unis et qui voit sa famille se faire tuer rapidement. Je lui avais soumis ce que j’avais écrit et il a tout de suite été partant. Toutefois, c’était très différent de ce qu’on écrit habituellement. Nous nous sommes beaucoup amusés à l’écrire. Le script a été rédigé facilement. On était dans le fantasme du cinéma, le plaisir. Auparavant, je n’avais fait que des petits films, plutôt modestes. Avec The Salvation, j’ai retrouvé ce que j’avais connu en faisant de la publicité (les moyens, la mise en scène…).

Travailler avec Eva a été très facile. Elle a tout de suite compris ce qu’exigeait le rôle.

Vous parliez du choix évident de Mads Mikkelsen. Qu’en est-il d’Eva Green qui a sûrement le rôle le plus complexe et le plus énigmatique du film ?
En fait, j’ai rencontré Eva assez rapidement, peu de temps après avoir échangé avec Mads. Il me fallait quelqu’un qui avait la force nécessaire pour incarner ce personnage muet à l’écran. J’ai eu cette impression qu’Eva était très intéressante pour ça. Quand on a commencé à évoquer ce rôle, elle était intriguée mais forcément un peu déstabilisée. Pour un acteur, les dialogues sont importants. Mais ça s’est fait plutôt rapidement car dès notre première rencontre elle avait envie de relever ce challenge. Travailler avec Eva, ça a été facile. Elle a tout de suite compris ce qu’exigeait le rôle, comment communiquer seulement avec le regard ou la posture.

Quel fut votre rapport avec les comédiens au moment du tournage ?
Je n’aime pas dire au comédien comment faire. Il y a des réalisateurs qui fonctionnent ainsi, ce n’est pas ma manière de faire. Je préfère que l’on répète à froid, bien avant le tournage. Il y a toujours énormément de questions auquel le réalisateur doit répondre à propos du script. Je préfère le faire pendant les répétitions, l’esprit est plus libre pour échanger. Ainsi, lorsqu’on arrive sur le tournage, les acteurs ont tout compris de ce que j’attendais d’eux. Il ne reste plus que des petits ajustements à ce moment.

Le western que j’avais en tête relevait plutôt du mythe. J’ai tout fait pour aller dans cette voie.

La dimension esthétique parait très importante pour vous pour ce western. Dans The Salvation, il y a un travail tout particulier sur la couleur et les constates sont très appuyés. Pourquoi ce choix ?
Le western est un genre haut-en-couleurs. Bien sûr, il y a eu de nombreux westerns en noir et blanc. Même dans le sujet de mon film, c’est très « coloré » de part ses personnages. L’idée était de profiter des moyens techniques dont l’on dispose désormais. On peut pousser les choses beaucoup plus loin. Je n’ai pas souhaité faire un western « réaliste ». Il y a différents genres de westerns, certains sont plus réalistes et cherchent à faire coller le tempérament de leurs personnages avec le monde actuel. Et cela a pu donner de très beaux films ! Mais ce n’était pas ce que je désirais faire. Le western que j’avais en tête relevait plutôt du mythe. J’ai tout fait pour aller dans cette voie et travailler la dimension mythique du western. Pour autant, j’ai été très attentif aux détails en veillant notamment à ce que les revolvers soient de la bonne année. C’était important pour moi aussi. En Scandinavie, nous avons beaucoup de sagas, des histoires de vikings un peu « mythiques » avec des personnages forts.

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Ce que vous avez fait dans The Salvation avec ce personnage de vengeur porté par Mads Mikkelsen ou de la Veuve muette incarnée par Eva Green…
Exactement. Quand nous avons écrit le film, nous avons énormément limité les dialogues. Parfois un personnage avait de longs dialogues mais ce n’était pas fidèle à l’esprit du western. On a du raccourcir pour aller à l’essentiel. Du coup, on se retrouve avec très peu de dialogues – surtout par rapport à ce que j’ai l’habitude de faire. Ca aussi c’était un challenge qui était intéressant à relever : exprimer le plus de choses avec le moins de mots possibles. Suggérer plutôt que montrer.

On a l’impression qu’il y a dans The Salvation un léger sous-texte politique, sur la corruption ou l’industrie pétrolière…
Ce n’était pas vraiment un message politique, dans le sens « pro-américain » ou « anti-américain ». L’Histoire des Etats-Unis à cette époque est assez intéressante. Vous aviez deux mondes très différents : des villes assez raffinées (Boston, Washington…) avec des gens très cultivés d’un côté, et de l’autre un monde totalement différent, très peu développé où il n’y avait ni loi ni de cadre. De ça est pourtant né un pays. En Europe, nous avons suivi un chemin similaire. Mais ce qui est particulier avec les Etats-Unis est que cela s’est déroulée au moment de l’industrialisation. La révolution industrielle a été comme une vague qui envahit tout. Toutefois, c’est difficile voire hypocrite d’être anti-industriel de nos jours : je conduis une voiture, je prends l’avion. Dans le film, le pétrole est comme un symbole, une image qui nous rapproche de notre période plus d’un siècle plus tard. J’ai trouvé ça amusant de finir sur ce clin d’oeil pour faire le lien avec notre monde actuel… Je n’ai pas cherché à approfondir ce côté-là. L’histoire de cette Amérique-là, c’est aussi notre histoire. Il y a beaucoup d’européens en Amérique, des français, des danois, des irlandais, des anglais… Pourtant, quand on arrive aux Etats-Unis, on devient rapidement américain, c’est assez incroyable. Dans le film, quand John pose le pied sur le sol, il devient américain. Il n’est plus danois, il ne retournera jamais au Danemark. Désormais il vit ici, il parle anglais (sauf avec sa femme où il retrouve sa langue maternelle). J’aurais aimé pousser la chose jusqu’à faire parler tous les personnages dans leur langue d’origine pour être plus fidèle à l’époque mais c’était trop compliqué, ça aurait nécessité beaucoup de recherches (pour parler certains dialectes utilisés dans les villages) et de sous-titrage.

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Pour terminer cet entretien, impossible de ne pas mentionner votre implication dans le Dogme 95, que vous avez co-fondé avec Lars Von Trier et Thomas Vinterberg. Quel regard portez-vous sur ce mouvement lancé il y a presque vingt ans ? 
(Il rit, puis réfléchit). Oui, vingt ans… Vingt ans, l’année prochaine. (Avec un sourire amusé). Ce fut une sacrée aventure. Au départ, nous avons essuyé beaucoup de critiques. Quelques personnes au Danemark pensait que Lars (Von Trier, ndlr) avait imaginé ça pour éliminer Thomas (Vinterberg, ndlr) qui était bien plus jeune que nous. Certains s’imaginaient que Lars voulait en profiter pour détruire Thomas ! C’est drôle car ce mouvement a beaucoup aidé Thomas au final. Notre intention n’a jamais été de ne faire que des films fidèles au dogme. Quand Lars a eu cette idée, il imaginait le Dogme comme une « cure ». Après toutes ces années à faire du cinéma, on a tendance à être aveuglé, à oublier l’essence même du cinéma. Tous les quatre (avec Søren Kragh-Jacobsen, ndlr), on s’est même promis de refaire un film fidèle au Dogme quand on approcherait les 70 ans car on aura probablement besoin d’une nouvelle « cure ». Je pense que pour le cinéma danois, ça a été bénéfique. C’était aussi un peu un hommage au cinéma français des années 50-60 et de la Nouvelle Vague. C’est resté comme une influence dans le cinéma scandinave qui continue à produire des films dans cette veine-là. Cela dit, ça reste assez difficile pour moi d’analyser ça de l’extérieur. Mais ce fut un grand voyage. Quand on est réalisateur, on se retrouve parfois un peu seul pour trouver des solutions. C’est un métier assez solitaire parfois. Là, on était un groupe, on relisait nos scripts, on en parlait. Bien sûr chacun restait fidèle à son cinéma et ses envies, mais c’était intéressant de pouvoir partager ensemble. Ca a créé une solidarité, une effervescence créative.

Quand Lars a eu l’idée du Dogme, il l’imaginait comme une cure. Après toutes ces années à faire du cinéma, on a tendance à oublier l’essence même de cet art. 

D’ailleurs, il se dit que vous préparez un film avec Lars Von Trier qui plancherait sur le scénario d’un film que vous réaliseriez… 
Oui, on en parle. Ce ne sera peut-être pas mon prochain film. Mais c’est prévu. Il est encore dans sa genèse. Ce serait un film d’horreur ! D’ici là j’aimerais réaliser un film de gangsters qui se déroulerait dans les années 20-30, dans la période de la prohibition. C’est une époque assez intéressante. Au départ, cette loi partait d’une bonne intention. Elle a été écrite pour de bonnes raisons, moralement. Ce n’était pas de la restriction pure et simple. Mais quelle a été la conséquence ? La consommation d’alcool a triplé aux Etats-Unis et la mafia américaine est née de ça. La prohibition a engendré les gangsters comme Al Capone. Il y a pour moi quelque chose à faire sur ce sujet car il reste finalement assez actuel.

Et vous avez déjà une idée de quels acteurs pourraient y participer ? Nous imaginons facilement Mads Mikkelsen en gangster ou Eva Green en femme fatale…
Oui, moi aussi. (Avec un grand sourire) Moi aussi…

La question bonus :

Comment avez-vous imaginé le personnage de Madelaine, interprété par Eva Green ?
Elle est née d’un grand western dont je ne connais pas le titre en français : The Searchers (La prisonnière du désert, ndlr) de John Ford. Dans ce film de la fin des années 50, John Wayne est à la recherche d’une femme qui a été kidnappée par les indiens. J’adore ce film, c’est un chef d’oeuvre. L’histoire de Madelaine est grandement inspirée de ce personnage…

Propos recueillis le 26 Août 2014 à Paris par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir, – Remerciements : Matthieu Rey et Mounia Wissinger (presse) et Jour 2 fête (distribution).


La fiche
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THE SALVATION
Réalisé par Kristian Levring
Avec Mads Mikkelsen, Eva Green, Jeffrey Dean Morgan
Danemark, Grande Bretagne – Western
27 Août 2014
Durée : 102 min




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