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USUAL SUSPECTS

Une légende du crime contraint cinq malfrats à aller s’acquitter d’une tâche très périlleuse. Ceux qui survivent pourront se partager un butin de 91 millions de dollars.

L’Ode aux menteurs.

Un bidon de carburant fuit ostensiblement en cascade. Gabriel Byrne craque une allumette, allume sa cigarette. La taffe est un prétexte. Une excuse pour tout brûler et en finir, avec la célérité dévorante de cette ligne enflammée qui s’en va chasser on ne sait quoi. À peine le film commence et déjà, ses personnages ont envie d’y mettre un terme, comme ces histoires de minuit trop longues à raconter pour l’esprit enviné qui ose s’en remémorer. Comme souvent, les beautés primales finissent vaines, tuées par la laideur d’une action humaine. Et quoi de plus laid que cette silhouette en contre plongée qui pisse sur les flammes pour les éteindre.

Découvert adolescent, The Usual Suspects a longtemps traîné son intrigue malicieuse, ses répliques de petit malin et ses personnages ténébreux dans mes hautes considérations cinématographiques. Problème : avec une moitié de jugeote et l’autre moitié de respect de soi en berne, on s’aperçoit rapidement qu’on aime beaucoup de choses idiotes, quand on les découvre adolescent. Avec 10 années de recul, se replonger dans le petit cercle de truands, c’est un peu revoir une photo de lycée. L’appréhension de se trouver moche, mal sapé, gras et boutonneux, alors qu’on se pensait sincèrement beau gosse, avec notre pull Airness et le treillis troué pas assorti. 10 ans, surtout, ça passe comme la veille au lendemain. Ça tombe bien : l’histoire de The Usual Suspects commence la nuit dernière.

Give me your keys, you motherfucker

À l’heure où les méchants gentils doivent être systématiquement taille Mark Wahlberg ou Dwayne Johnson et sauter depuis des immeubles ou des plateformes pétrolières pour exister, qu’il est doux de voir des physiques ingrats, ceux qu’on attribue plus aux voisins qu’aux tueurs, jouer les malfrats aux grands cœurs. Comment ne pas être attendri par les cheveux gras de McManus (Stephen Baldwin), les chemises aux cols gigantesques de Fenster (Benicio Del Toro), le blouson argenté sans taille de Hockney (Kevin Pollak), l’air triste et le pif de Keaton (Gabriel Byrne), aussi. Eux qu’on prendrait pour n’importe qui d’autre dans la rue, eux qui donnent leur goût d’anonymat au terme de suspects usuels, eux terrassés par une mise en scène qui ne perd pas une occasion de les écraser dès lors qu’une figure d’autorité, même la plus minuscule, entre dans le champ.

Des n’importe qui, en somme, qu’on ne reconnaît pas dans la rue non plus, identifiés par le spectateur avec toute la facilité d’un contrôle au faciès. Déjà, un sens de destinée : cette scène d’identification au poste, mythique et improvisée, suivie d’une garde à vue où tout ce beau monde est enfermé à tort pour un coup qui n’est pas le leur. Se retrouvant à en monter un autre par fierté pour ces Fabulous Five de malfrats épinglé à tort. Il en manque un : celui qui boîte. Celui qui parle trop, ou trop peu. Celui qui n’a pas grand chose à faire là. Verbal Kint, inoubliable Kevin Spacey qui fait définitivement sienne la décennie 90. Il endosse le rôle du narrateur, celui grâce à qui on connaît et on entre dans l’histoire. Il est à la fois le spectateur, le témoin et le réalisateur : la mise en scène passe par son regard, le dialogue par ses lectures, le montage, par le clignement de ses yeux. Le voilà donc gardien de la vérité, sans jamais oublier que pour les beaux parleurs, la vérité ne doit jamais se mettre en travers d’une belle histoire.

Flics chiants VS braqueurs sympas

Balançant par dessus bord tous les clichés de personnages et d’intrigue, Usual Suspects ? Pas vraiment non plus. Conscients de leur genre et des biais qui vont avec, Christopher McQuarrie et Bryan Singer s’amusent à donner une humanité à leurs personnages fonctions. À peu de chose près, on sait ce que McManus ou Fenster vont dire ou faire avec 4 plans d’avance. Pas gênant, grâce à la sympathie et à la conscience quasi-méta des interprétations. Comme si la petite troupe savait dès le départ que ce grand coup serait leur dernier grand coup, sans jamais vraiment se l’avouer explicitement, ni à chacun, ni à eux-mêmes. Au contraire, deux personnages foncent absolument dans leurs marques : les deux inspecteurs, Dave Kujan (Chazz Palminteri) et Jack Baer (Giancarlo Esposito), en charge de l’enquête. Deux flics clichés, l’un de l’interrogateur chevronné, l’autre du détective presque film noir, clairement du côté des antagonistes.

The Usual Suspects illustre ce choix de camp dans le choix de ses plans : intrigants, mystérieux, comiques pour les braqueurs, tièdes et convenus dès qu’on passe chez la flicaille. Là encore, le miroir déformant est celui de Verbal, pour qui ses interrogateurs représentent toute la paperasse et l’étroitesse d’esprit qu’il déteste. Les pistes, les investigations, les faits. Alors on suit ce jeu du chat et de la souris, en connaissant déjà par l’omen son dénouement. S’en dégage, plutôt qu’une prise au sérieux qui serait rentrée en contradiction avec la légèreté des dialogues et des caractérisations, un décalage permanent qui confine presque au burlesque ou à la parodie, au choix, suivant les scènes d’action armes au poing ou les tractations entre mafieux. Comment ne pas sourire devant ces bas de contentions qui servent de masque ? Comment ne pas hocher la tête, yeux attendris, lorsqu’un Peter Greene tout gominé vient jouer les entremetteurs sans foi ni loi ? L’action est presque irréelle dans The Usual Suspects, et pour cause : l’action est un mensonge.

Rendre le mensonge vrai

Elle est large, l’image de The Usual Suspects. Large, et pas très haute. Un peu comme un mensonge : il s’étire en longueur à mesure qu’on le développe, qu’on le questionne, qu’on le construit pour qu’il fasse vrai. Creusez un peu plus haut, un peu plus bas, confrontez aux preuves et aux faits, il n’en restera pas grand chose. Ainsi va la vision de Verbal, embrassée par Bryan Singer. Usual Suspects inverse l’inquiétante étrangeté, cette sensation de malaise face au faux qui tente de trop ressembler au vrai. Ici, c’est le réel qui essaie de trop ressembler au faux. À force, il en advient une image fascinante, où l’attachement au vraisemblable et à la cohérence se retirent pour proposer un autre biais : celui de l’attente du grandiloquent. Ainsi, le cargo est immensément disproportionné sur le port, les 91 millions de dollars au delà de toute échelle de gains pour ces hors-la-loi gagne-petit, et Keyser Söze passe de gros bonnet à Méphistophélès en personne dans une scène qui confine plus au fantasme naïf, à la frontière du ridicule, qu’à la véritable naissance du mal absolu.

Le soulagement est fort lorsque le diable souffle et que le générique défile. The Usual Suspects fait marcher son twist, mais ne s’y cantonne pas. Un thriller moins porté sur son intrigue, pourtant immédiatement convoquée lorsqu’on évoque le film, que sur des personnages et un contexte narratif manipulés, falsifiés, avec une tendresse et un cœur gros comme ça. Une histoire de loup qui va nous manger tout cru mais pour les grands, convoquant toute l’admiration des adolescents boutonneux qui croient y avoir découvert le Saint-Graal, et tout l’amusement de ceux qui ont derrière eux les âges ingrâts. Eux réalisent qu’être enfant, c’est penser que la plus belle invention du diable, c’est de faire croire qu’il n’existe pas ; être adulte, c’est comprendre que le diable, c’est simplement la plus belle invention des menteurs.




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