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UNE GRANDE FILLE

La fiche

Réalisé par Kantemir Balagov – Avec Viktoria Miroshnichenko, Vasilisa Perelygina, Timofey Glazkov – Drame – Russie – 7 août 2019 – 2h17

1945. La Deuxième Guerre mondiale a ravagé Léningrad. Au sein de ces ruines, deux jeunes femmes, Iya et Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur vie.

Pour son deuxième long métrage, prix de la mise en scène Un certain regard 2019, Kantemir Balagov livre un drame austère et flamboyant qui trouve son inspiration chez Svetlana Alexievitch. Dans La guerre n’a pas un visage féminin, le prix Nobel de littérature mettait en lumière les témoignages des femmes soldats durant la Seconde Guerre mondiale.

Soyons francs, c’est un film éprouvant qui met en scène des personnages habités par les traumatismes mais c’est aussi le récit d’une reconstruction où l’espoir, certes enfoui, vibre encore. Balagov, après Tesnota, poursuit une réflexion morale autour de la question de la claustration psychologique. Quel choix reste-t-il à ceux que l’Histoire acculent dans un réduit mental ? 

Iya (Viktoria Miroshnichenko, effrayante en poupée d’opaline cassée) et Macha (Viktoria Miroshnichenko, aussi à l’aise pour exprimer l’extraversion que la rage rentrée) ont noué leur destin au front où leurs corps devaient contribuer au moral des soldats. Toutes deux traumatisées, cicatrice intérieure ou ventre dévasté, elles cherchent néanmoins à se reconstruire. Le réalisateur a voulu rendre hommage à ces soldates de l’ombre, victimes invisibilisées. Survivre, vivre, donner la vie, parfois il n’y a pas d’alternative aux logiques simples. Lorsqu’elles se retrouvent, aide-soignantes au chevet des mutilés de guerre dans le service du docteur Ivanovitch, un nouveau drame qu’on ne peut détailler sans trop en dire, introduit entre elle l’irréparable et l’inséparable. Pas d’horizon sans enfant nouveau. On ne se risquerait pas à le qualifier de divin si Iya n’évoquait pas la Lucca Madonna de van Eyck, vierge au long manteau rouge. Cet enfant est celui de la reconquête, d’un avenir choisi.

La girafe

Une séquence frappe, un lit sur lequel Macha, Iya et Nikolaï constituent une trinité sacrifiée lors d’un corps à corps à corps aussi pudique qu’insoutenable. Iya chahutant avec le petit Pachka nous avait déjà laissés groggy au quart d’heure du film. Pulsion de vie, pulsion de mort, les deux pôles irriguent l’image à travers une gamme chromatique duelle, le vert et le rouge. Les deux couleurs envahissent l’écran avec pour ciment une lumière jaune qui salit les blancs et attendrit les noirs. Ce parti pris formel agacera les uns, subjuguera les autres. Outre qu’il n’est pas gratuit, il dispense de très beaux plans picturaux, qu’ils évoquent les intérieurs Nabis, une neige toute Caillebottienne ou les couleurs chatoyantes de Constantin Korovine. 

Une grande fille film
Il faut dire un mot du corps d’Iya, surnommée la girafe. Ce corps hors norme ne rentre entier que deux fois, recroquevillé, dans les cadres ultra serrés d’une mise en scène qui n’offre que peu d’espace de respiration aux personnages comme aux spectateurs. Cette femme et demi souffre d’« arrêt sur image », une forme de tétanie qui la statufie sans prévenir. Les crises sont accompagnées d’un cliquetis de mâchoires et d’un acouphène, seul son additionnel (une musique intermittente accompagne le générique de fin) par lequel le film s’ouvre et se referme. 

Mutilées, égarées

Avant cela, une fausse piste de séparation avait lancé Macha sur le chemin du mariage avec Sacha, jeune apparatchik naïf. La rencontre avec les parents du garçon (on avait déjà vu la mère dans une position d’autorité) donne lieu à une scène glaçante, une des rares où le dialogue prend le pas sur la mise en scène. Caméra fixe à l’extrémité d’une longue table, un déjeuner où s’invite Sacha bien décidé à présenter son amie et future femme. À l’affrontement verbal entre les deux femmes où la franchise le dispute au  mépris, s’oppose le mutisme des hommes, colère rentrée du fils, lâche nonchalance du père.

Mutilées, égarées, les deux jeunes femmes ne trouvent qu’ensemble la force d’avancer. Balagov construit son récit et ses plans comme si leurs deux déséquilibres se compensaient. Les sombres accents bergmaniens qu’on avait décelés dans Tesnota prennent ici une consistance plus précise. Les échos à Persona résonnent fort : les silences d’Elizabeth et le quasi mutisme d’Iya, la figure du médecin en pivot, les troubles identitaires qui trouvent une forme d’apaisement dans le magnifique plan final, étreinte aussi fusionnelle que deux pièces de puzzle parfaitement appariées. 

Une grande fille est un film plastiquement accompli, à la mise en scène constamment stimulante. Il confirme Balagov parmi les jeunes talents du cinéma russe. Pour le très grand film, il faudra sans doute attendre encore qu’il dépasse le stade du brillant exercice de style.  



Bande-annonce

Au cinéma le 7 août




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