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UNE BALLE DANS LA TÊTE

L’histoire d’un trio d’amis, Ben, Paul et Frank, qui de leur jeunesse insouciante a Hong Kong en 1967 a la fin de la guerre du Vietnam, deviendront les pires ennemis.

Voyage au bout de l’enfer

Parfois, il arrive que l’on se demande comment un film peut autant évoluer dans son ton et son style entre son début et sa fin. On peut penser par exemple à Predator de John McTiernan, qui commence comme un actioner bodybuildé typique des années 80 avant de se transformer en film de survie halluciné (et hallucinant) en pleine jungle tropicale. Mais si un film devait se dégager de cette catégorie, il s’agirait sûrement d’Une balle dans la tête, aka Bullet in the head.

John Woo a globalement l’image d’un amoureux forcené des colombes et des flingues, mais il est bien plus que le simple réalisateur de Face/Off ou du médiocre Hard Target. Fortement influencé par le cinéma américain des années 50 et 60 et par la Nouvelle Vague française, il met un point d’honneur à évoquer des histoires d’amitié mises à mal par l’argent et l’attrait du pouvoir, à mettre en scène des figures charismatiques souvent isolées face à un groupe qui lui est hostile (The Killer fait obligatoirement penser au Samouraï de Melville), le tout enrobé dans une forme exubérante, faite de ralentis outranciers (dans la lignée d’un Sam Peckinpah), d’explosions en tout genre et d’idées de mise en scène novatrices pour l’époque. Si sa carrière débute au début des années 1970 (principalement avec des films d’arts martiaux et des comédies), ce n’est qu’en 1986, que Woo parvient à percer définitivement à Hong-Kong et dans le monde entier grâce à Au Syndicat du crime. C’est à ce moment qu’il devient un auteur, d’abord lié à Tsui Hark (qui le soutient financièrement jusqu’en 1989) puis en solo.

Woo, are you ?

Maintenant imaginez un film qui reprend tous ces éléments en y ajoutant la guerre du Vietnam, une critique socio-politique acerbe de la Chine post-Tiananmen et un budget plus conséquent que ses films précédents lui permettant d’être encore plus dans la démesure ; secouez le tout fortement et vous obtenez Bullet in the Head.

Les vingt premières minutes du film, qui ressemblent plus à un film d’action comique un peu bête et niais où Woo dépeint un Hong-Kong coloré et pop dans les années 60, le tout entre deux reprises jazzy de I’m a Believer, sont un leurre diablement efficace. Le Cantonais a toujours été dans l’exagération au cours de sa carrière, et ce, pour une bonne raison : il peut plus facilement changer de rythme et de ton et donner ainsi un impact maximal à ses scènes d’action débridées. Bullet in the Head applique cette maxime à la lettre : passées ces vingt minutes, le film plonge petit à petit dans le drame et le sang, où la fuite en avant de ces trois amis d’enfance (Paul, Franck et Ben) se mêle à la tentative de sauvetage par un homme de main (nommé Luke) d’une femme emprisonnée contre son gré par un criminel local, à l’attrait d’une cargaison d’or pur qui va les déchirer, à la folie de la guerre du Vietnam et à l’enfer des camps de prisonniers du Vietcong. Le spectateur, à l’image des personnages principaux, ne peut que plonger dans les abysses de l’âme humaine face à toute la rage que met Woo pour hurler sa haine de la guerre.

Alors bien entendu, il faut être réceptif à cette exagération permanente, à ce style visuel particulier, à ce ton très premier degré sur l’amitié ; mais pour peu que le charme opère, il est impossible de rester de marbre face à ce qui est le meilleur film de John Woo. Car débarrassé de l’ombre pesante de ses modèles qui altérait la qualité de ses précédentes productions, le Cantonais donne ici libre mesure à son propre style, à son propre talent. En résulte des scènes épiques en pagaille, une tension extrême, une violence qui en rebutera plus d’un mais qui n’est paradoxalement jamais gratuite ici (car justifié par l’absurdité du conflit), une direction d’acteurs magistrale (Tony Leung, Jacky Cheung, Simon Yam et Waise Lee sont parfaits dans les rôles principaux) et des cadres à couper le souffle. Si la comparaison avec The Deer Hunter vient tout de suite en tête de par le sujet et le cadre historique, Bullet in the Head fait aussi penser à Sorcerer de Friedkin ou au Apocalypse Now de Coppola (comparaison faite par Woo lui-même pour montrer à quel point le tournage a été éprouvant) dans sa peinture d’une descente aux enfers halluciné dans laquelle personne n’a d’emprise sur ce monde absurde et où la survie n’est pas forcément une fin heureuse.

Colossal… mais pas que.

Mais Bullet in the Head n’est pas qu’un film d’action colossal ; il s’agit aussi et surtout d’une critique politique. En dépeignant l’Asie du Sud-Est durant le conflit vietnamien, Woo en profite pour critiquer l’exploitation des travailleurs chinois (d’où les multiples grèves au début du film), l’espérance des populations asiatiques d’accéder à une société pacifiste et plus égalitaire réprimée dans le sang par les puissances occidentales et locales, l’ingérence étrangère en Asie via la guerre du Vietnam et ses débordements sur les territoires voisins… Le Cantonais n’oublie personne, ce qui lui vaudra d’être censuré en partie par ses producteurs et d’amputer son film de trois-quart d’heure. Et quand Bullet in the Head sort en salle, il est boudé par le public local et perd près de 3 millions de dollars au box-office hongkongais.

Légèrement tombé dans l’oubli dans la filmographie de John Woo, car coincé entre The Killer (qui reste son film le plus connu et iconique, Chow Yun-fat et les colombes obligent) et Hard Boiled (et son plan-séquence dément de 162 secondes jamais égalé dans le cinéma d’action mondial), Bullet in the Head est pourtant une pépite immanquable, prouvant à qui veut bien le regarder qu’avant de se perdre à Hollywood, John Woo a été non seulement le meilleur réalisateur de film d’action au monde mais aussi un cinéaste engagé politiquement dans son époque. Et surtout, Bullet in the Head rappelle que la guerre du Vietnam n’est pas que l’apanage du cinéma américain et qu’un autre regard sur ce conflit existe et mérite d’être vu tout autant que ce dernier.


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