UN PETIT FRÈRE
A la fin des années 1980, Rose, d’origine ivoirienne, arrive en France et emménage en banlieue parisienne avec ses deux fils, Ernest et Jean. De cette installation jusqu’à nos jours, le portrait d’une famille ordinaire.
Critique du film
Les trajectoires des cinéastes lauréats de la Caméra d’or du festival de Cannes, prix récompensant le meilleur premier film toutes sélections confondues, sont très diverses, trahissant des fortunes hétérogènes. Si Jafar Panahi, caméra d’or pour le Ballon blanc en 1995, ou Lukas Dhont pour Girl en 2018, ont vu leur carrière naître à Cannes, première pierre d’une œuvre reconnue, tous et toutes n’ont pas eu cette chance, notamment celle d’intégrer la compétition officielle, sommet d’une course aux honneurs très recherchée parmi les auteurs de cinéma. Leonor Serraille est une des dernières gagnantes de ce prix, pour Jeune femme en 2017, doublement récompensée par la sélection de son deuxième long-métrage, Petit frère, dans la compétition de l’édition 2022.
Le sujet interpelle, une famille arrive en France en provenance d’Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire, pour y commencer une nouvelle vie. Rose a laissé au pays ses deux fils aînés, sans qu’on sache jamais pourquoi ni dans quelles conditions de vie, et a emmené avec elle Jean et Ernest, ses deux plus jeunes fils. Logés chez une de ses sœurs, c’est la découverte de la banlieue parisienne dans une adaptation toute droit orientée vers l’école républicaine et ses valeurs présumées d’ascension sociale. Rose est dure avec ses garçons, elle veut avant tout autre chose « qu’ils réussissent » et travaillent dur dans leurs études. Jean est doué en mathématiques, avec des facilités dans toutes les autres matières. Ernest a plus de difficultés, il doit notamment consulter un orthophoniste pour parfaire sa lecture et son élocution.
Léonor Séraille a eu l’intelligence de découper son film en épousant les contours de ses trois personnages principaux. À tour de rôle, chacun occupe le centre de la scène, présentant son regard sur leur famille et l’acclimatation à ce nouvel environnement. Rose est tout d’abord regardée par l’intermédiaire de son rapport aux hommes. Annabelle Lengronne joue de manière admirable cette mère de famille déjà plusieurs fois mariée et qui se méfie fortement de ce masculin qui veut la contraindre à vivre selon des injonctions qu’elle rejète et méprise. Malgré tout, ses erreurs dans sa vie intime ont un impact sur ses deux garçons, livrés à eux-mêmes dans la ville de Rouen, devenue leur foyer pour suivre un amant déjà marié et peu présent pour cette famille modeste.
On pense très fort au premier roman de Salomé Berlemont-Gilles, Le premier qui tombera, qui lui aussi racontait le devenir des enfants d’une famille africaine, et la très forte responsabilité qui incombe à l’aîné, celui qu’on juge le plus doué, et qui malheureusement ne va pas réussir à soutenir la pression qui repose sur ses épaules. Dans Petit frère, c’est Jean qui joue ce rôle. La cinéaste montre avec talent la nervosité qui l’habite, jusqu’à le consumer, lui qui s’était fixé des objectifs très élevés, comme celui de réussir le concours d’entrée d’une grande école parisienne. Sa descente aux enfers, qui devient rapidement une absence douloureuse pour Ernest, est un constat d’échec pour les deux autres membres du noyau familial.
Ernest, le petit frère nommé tout en haut de l’affiche, se retrouve seul, bien que plus inséré dans la vie sociale de sa ville et de son école, assimilé dans la République française, tout du moins en apparence. Devenu enseignant, un serviteur de la République, il est aussi seul, coupé de ses racines, de sa famille et de ce frère qui était son modèle, son phare. Il y a beaucoup de tristesse dans cette dernière partie qui là encore est le constat d’une faillite dans le projet. Léonor Séraille réussit une dernière scène, tout en dialogues, entre une mère et son fils presque perdus de vue. Tous deux adultes peuvent se parler, constatent l’écart culturel et personnel qui s’est creusé en quelques années. La conclusion est belle et bouleversante, montrant le terrain miné qui amène à l’assimilation culturelle, quand bien même les contrôles de police au faciès rappellent tout ce qui sépare du reste de la population. C’est un très beau film somme que réalise Léonor Séraille, digne d’une grande réalisatrice qui séduit autant qu’elle émeut.
Bande-annonce
1er février 2023 – De Leonor Serraille, avec Annabelle Lengronne, Ahmed Sylla et Stéphane Bak.