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TROIS MILLE ANS À T’ATTENDRE

Alithea Binnie, bien que satisfaite par sa vie, porte un regard sceptique sur le monde. Alors qu’elle est à Istanbul, elle rencontre un Djinn qui lui propose d’exaucer trois vœux en échange de sa liberté. Mais Alithea est bien trop érudite pour ignorer que, dans les contes, les histoires de vœux se terminent mal. Il plaide alors sa cause en lui racontant son passé extraordinaire. Séduite par ses récits, elle finit par formuler un vœu des plus surprenants.

Critique du film

De films en films, l’œuvre de George Miller n’a de cesse de dévoiler toute son indéniable diversité, et pourtant de contenir en elle une immense cohérence. Dernière pierre à l’édifice, Trois mille ans à t’attendre – soit le temps d’attente ressenti entre Mad Max Fury Road et sa suite -, présenté Hors Compétition au 75e Festival de Cannes, parachève, dans un film fou d’images et de romantisme, l’ouvrage composite du cinéaste. Un monument aux allures de galerie baroque, de visions exaltant la puissance de l’humain, de l’histoire et du cinéma. 

Alors que son magnum opus Mad Max : Fury Road avait mis le cinéma à genoux, Miller avait annoncé vouloir faire un film plus « petit », un « anti Mad Max » selon ses dires. Projet en réalité en germe depuis plus de vingt ans dans l’esprit du cinéaste, l’adaptation de Le djinn dans l’œil-de-rossignol d’A.S. Byatt n’a a priori rien à voir avec le précédent film de George Miller, comme une accalmie en réponse au chaos de son précédent. Avec Trois mille ans à t’attendre, le cinéaste signe un huis-clos autour de deux personnages principaux, centré sur une longue narration, fil conducteur du récit. Un djinn narre ses 3000 ans de solitude, trois tentatives d’émancipation, trois temps où le génie devient témoin d’hommes et de femmes qui se laissent dépasser par leurs sentiments, entravant et condamnant la créature mythique. 

Ivre de fables et de peinture

Le film oscille entre l’intimisme de la conversation entre Alithea et le djinn, et l’épique du conte narré. Une dichotomie d’ambiance, scénique d’une part, et esthétique d’autre part. Lorsque le djinn raconte son histoire, celle-ci est portée à l’écran par une abondance à l’image de détails, de créatures merveilleuses, de riches ornements architecturaux. Une imagerie surchargée, détonnant frontalement avec le minimalisme des autres scènes – de simples intérieurs, ceux d’une chambre d’hôtel ou d’un appartement – qui donne à ces moments de contes une esthétique rococo. Une exubérance visuelle, d’une grâce maniérée, à la fantaisie débordante. Une proposition visuelle forte, déroutante à certains égards, mais qui témoigne aussi d’une profusion d’idées sans limites chez Miller, et d’une imagerie nouvelle dans son cinéma. 

Trois mille ans à t'attendre

En narrant l’histoire du djinn de la sorte, le cinéaste embrasse par sa mise en scène ce que sous-entend le génie. Celui-ci, en contant l’histoire de ses vies antérieures, cherche à montrer à Alithea, pourtant narratologue – et donc experte en histoires – qu’il subsiste en celles-ci une pièce du puzzle de l’âme humaine. L’oreille attentive au djinn, Alithea espère trouver dans ce conte millénaire une complétude à son existence, une réponse à la question  « qu’est-ce que je souhaite ?”. Ce que figure Miller avec Trois mille ans à t’attendre, c’est que les histoires permettent, au-delà de la science ou la rationalité, d’éclairer des zones d’ombres de l’âme humaine. Alithea – dont le nom est celui de la déesse grecque de la vérité – a besoin de quelque chose de plus pour atteindre la vérité de ses sentiments. La logorrhée du djinn, sorti de sa lampe magique, projeté sur l’écran de cinéma par Miller, aux yeux d’Alithea comme des spectateur.rice.s, incarne la même vertu que les lanternes magiques, ancêtres du cinéma : une projection d’images, une extension du conte oral. Ce que propose humblement Miller, c’est d’offrir par l’imaginaire et la technique du cinéma, une sensation totale de voyage, avec didactisme, pour atteindre une puissance émotionnelle inégalable. 

La vertue existentialiste des histoires et la puissance des images permet aussi à Trois mille ans à t’attendre de révéler une ultime facette. Avec un titre aussi beau, le nouveau film de George Miller est évidemment une œuvre d’un grand romantisme. Les histoires passionnées du djinn font comprendre à Alithea la pièce manquante de son puzzle : un besoin d’amour. Mais le romantisme chez Miller, s’il est intense, n’est pas mièvre, et le film interroge la confusion entre le besoin d’amour et la solitude qui ronge l’âme : l’amour souhaité unilatéralement ne serait que poudre aux yeux.  

Rythme et poésie

Dans toute sa singularité dans l’œuvre de son auteur, Trois mille ans à t’attendre se montre aussi comme une somme de sa filmographie. Ces films incarnent l’art de George Miller comme celui d’un cinéma éminemment musical, en perpétuelle recherche du mouvement, de la coupe, du raccord parfait. Sa mise en scène est celle d’un cinéma de rythme, qui anime chez ses spectateur.rice.s un tempo, qui s’incarne autant dans des séquences des deux Happy Feet, des coupes à toute allure de Fury Road ou ici dans le rythme des histoires racontées par le génie. Ce caractère obsessionnel du rythme s’accompagne du ton jusqu’au-boutiste de son œuvre, qui donne à ses films un caractère jouissif, voire carrément loufoque (comme dans Les Sorcières d’Eastwick ou Happy Feet par exemple). Quand il penche vers le drame, tout prend des allures de tragédies grecques aux propensions immenses, et les exemples sont légions, qu’il s’agisse de l’exode de Mumble dans Happy Feet, la chute dans l’escalier d’Augusto Odone dans Lorenzo, le chemin de croix de Babe 2, ou évidemment, dans les contes du djinn de Trois mille ans à t’attendre prennent des allures de clé de compréhension de l’âme humaine. 

Trois mille ans à t'attendre

L’indéniable caractère d’auteur de George Miller s’incarne aussi dans les thématiques communes qui abondent ses films. D’abord l’écologie, de Happy Feet à Trois mille ans à t’attendre , par exemple lorsque le djinn – et Alithea, cherchant à comprendre ce qu’il ressent – a le crâne parasité, sous la forme d’un bruit strident, un bourdonnement infernal figurant les ondes et la pollution intempestive du monde moderne. Plus encore, le besoin de collectif chez Miller s’incarne comme une force : on pense aux femmes qui s’unissent dans Fury Road et Les Sorcières d’Eastwick, au “every step counts” de Happy Feet 2 ou aux couples qui trouvent ensemble une force face à l’adversité, que ce soit dans Lorenzo ou dans Trois mille ans à t’attendre. Il existe chez George Miller des forces surpuissantes, plus motrices que tout. Ce sont celles de la résilience dans Fury Road, de la confiance et de l’union entre les peuples dans les deux Happy Feet, la dévotion dans Lorenzo ou encore la narration dans Trois mille ans à t’attendre. Des puissances d’agir, au-delà de la foi, au-delà de la science – d’ailleurs essentielle chez Miller – qui permettent d’entrevoir une forme de vérité, qui dessinent des suppléments d’âme, une clé jusqu’alors manquante pour être entier et heureux.

C’est un cinéma qui croit fondamentalement dans la puissance des images. Dans tous ses films, il y a un goût du symbolisme dans la composition picturale des plans, dans la profusion d’images, de costumes, de visions propres à son esprit, que l’on retrouve autant dans les raccords cosmogoniques d’Happy Feet 2, dans le ton mélodramatique de Lorenzo, dans l’univers esthétique créé avec Mad Max 2 et que dans l’univers rococo de Trois mille ans à t’attendre. Une force picturale qui rejoint toute l’idée de ce dernier, celle qu’une histoire racontée intensément peut nous aider à nous comprendre, à nous retrouver. C’est en cela que le cinéma de Miller est total, parfois proche du cartoon, il est de ceux qui transmettent généreusement leurs idées, sans limites, en cinquième vitesse. Si, par exemple, les effets visuels de Trois mille ans à t’attendre peuvent apparaître techniquement grossiers, il faut y voir l’expression d’un esprit libre, qui sans se poser la question des moyens – le film ayant un budget bien moindre que Fury Road – cherche à exprimer toutes ses idées.

Dans ses œuvres, même celles en apparence risibles comme Babe ou Happy Feet, Miller insuffle toujours une astronomique quantité d’idées et de visions. Il ne cherche pas à trop en faire, mais simplement, et ce parfois avec une maladresse touchante, à faire le maximum. Trois mille ans à t’attendre rejoint cette démarche humble et humaniste du cinéaste, dont les films sont d’un étrange sérieux, d’une générosité folle. L’expression d’un cinéma naïf, dont la préciosité est à chérir.

Bande-annonce

24 août 2022 – De George Miller, avec Tilda SwintonIdris Elba




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