The Act of Killing 04

THE ACT OF KILLING

Lorsque Joshua Oppenheimer se rend en Indonésie pour réaliser un documentaire sur le massacre de plus d’un million d’opposants politiques en 1965, il n’imagine pas que, 45 ans après les faits, les survivants terrorisés hésiteraient à s’exprimer. Les bourreaux, eux, protégés par un pouvoir corrompu, s’épanchent librement et proposent même de rejouer les scènes d’exactions qu’ils ont commises.

LES SALAUDS DORMENT EN PAIX

Il y a sans conteste peu d’objets cinématographiques aussi terrifiants et vertigineux que The Act of Killing. Le genre documentaire s’est certes déjà intéressé au mal dans son état le plus pur, comme a pu le faire Barbet Schroeder dans sa « Trilogie du Mal », Gianfranco Rosi dans El Sicario, Chambre 164, ou dans une plus large mesure, dans la documentation des génocides des Khmers rouges par Rithy Panh ou des barbaries nazies de Shoah ou Nuit et Brouillard. Pourtant, The Act of Killing ne ressemble en rien aux exemples précédemment cités. Par sa volonté davantage immersive qu’explicative, son flottement dans une lisière morale incertaine, ses réflexions sur l’idée-même de mise en scène, et son surréalisme terriblement tangible, Joshua Oppenheimer signe un documentaire à nul autre pareil, et certainement l’un, si ce n’est le, des plus saisissants. 

La singularité de The Act of Killing tient, évidemment, en premier lieu à son sujet. L’Indonésie a connu en 1965 une tragiquement spectaculaire purge de communistes, étendue très vite à tout opposant politique. Les estimations du nombre de victimes sont aussi vertigineuses qu’imprécises, puisqu’elles se comptent entre centaines de milliers et million. Ce génocide fut méthodiquement organisé par le pouvoir militaire, avec l’appui, sinon la sale besogne, de véritables tueurs de masses, bras armé d’escadrons de la mort. Bourreaux comme militaires, tous sont encore en vie, et encore au pouvoir, au moment où Oppenheimer tourne The Act of Killing.

Le réalisateur, parti tourner des témoignages de victimes de ces massacres – à qui il consacrera son « deuxième volet », The Look of Silence – est témoin de l’ubuesque structure politique et sociale encore en place en Indonésie. D’autant que le cinéaste, comme le spectateur, se rend compte que les bourreaux deviennent rapidement enclins à montrer, mimer, pour in fine mettre en scène leurs agissements passés, non sans une terrifiante allégresse. Sa caméra se tourne alors vers plusieurs tueurs de l’époque, pour se concentrer finalement sur un seul dans son documentaire, singulier et symptomatique : Anwar Congo.

Anwar Congo devient le sinistre personnage principal de The Act of Killing. Le terme de « personnage principal » n’est pas sans cohérence, car ce bourreau n’est pas un témoin passif devant la caméra. Bien au contraire. D’abord sur un toit anodin de Medan, il montrera son usage tortionnaire et mortel du fil de fer, puis avec ses amis, ils se déguiseront pour « rejouer » des scènes de massacres. Mais à mesure que l’on suit Anwar dans son macabre tour-operator, en découvrant une galerie de personnages tous plus ripoux et exécrables les uns que les autres, du patron de presse véreux, aux généraux tenants du pouvoir politique, aux Pancasila – les milices paramilitaires – la présence de Oppenheimer, et notamment de sa caméra, sème dans l’esprit d’Anwar un projet des plus singuliers : faire eux-mêmes, lui et les autres bourreaux, un film sur leurs actions durant le massacre indonésien.

Distinct du documentaire d’Oppenheimer, dont il acceptera toutefois de tourner certaines scènes, Anwar et ses anciens collègues se parent de caméras, de maquillages, de costumes pour raconter « leur » histoire. En matière de propagande militaire, si le caractère agressif et animal des communistes a été copieusement mis en scène par le régime, les tueries ont été sciemment occultés. La finalité politique pour le pouvoir de cette omission est évidente. Mais pour les bourreaux, cette dépossession est une inexistence historique qui leur est insoutenable. Pour Anwar, c’est bien plus, c’est une souffrance psychologique. 

LE CINÉMA, LA MORT, ET LES FANTÔMES

La psyché des bourreaux et leur goût de la mise en scène apparait comme le sujet central de The Act of Killing. En premier lieu, Anwar entretient un rapport fusionnel au cinéma. Comme le reste des bourreaux, il se complait dans l’imagerie véhiculée par le cinéma américain du gangster. Cette figure, bon gré mal gré, est un symbole de liberté porté comme un drapeau par les dirigeants militaires, une justification de leur attitude et de leurs exactions. Tous propagent l’idée – fausse – que le terme indonésien de gangster, premen, viendrait de « free men », et porterait alors en lui une symbolique émancipatrice. Mais peut-être parce qu’il a travaillé dans un cinéma, qu’il est amateur de cinéma américain, ou encore qu’il se prenne pour l’acteur Sidney Poitier, Anwar est peut-être le plus sensible à cet art. D’où l’étroit rapport qu’il entretient à la mise en scène, diégétique devant la caméra d’Oppenheimer, et extradiégétique dans le film qu’il écrit, joue et tourne lui-même. 

Il y a une conflictualité permanente dans The Act of Killing, notamment dans les intentions de mise en scène qui le parcourt. D’abord, pour Anwar et les bourreaux, elle est un moyen d’exutoire, de reconstruire une histoire, personnelle et nationale, en capturant ce qu’ils estiment être leur vérité sur les évènements. Au-delà de palier au refus d’existence que l’histoire officielle et sa fabrique d’images ont façonné, c’est aussi pour les bourreaux une occasion de revivre une époque, une jeunesse, où ils s’estimaient essentiels pour le pays. L’expérience est davantage nostalgique que repentante. Et pendant que les bourreaux font leur film de gangsters, Oppenheimer filme leur impunité, ainsi que celle des militaires commanditaires, tenant les rênes du pays. C’est dans cette confrontation que se joue la dialectique du film. La folie créatrice des bourreaux met le doigt sur les crimes commis, pendant que Oppenheimer filme, à travers leur jubilation et immunité, un régime de tueurs, qu’ils s’agissent de bras armés ou de têtes pensantes. 

Pourtant il y a parfois une certaine porosité entre ces deux « films » qui se jouent dans The Act of Killing. Celle-ci s’incarne dans des scènes oniriques qui ouvrent, avec stupeur, le film et que l’on retrouve vers la fin. Ces scènes souhaitées par Anwar, mais inexpérimenté en matière de mise en scènes, ont alors été confiées, à la demande du bourreau, à Oppenheimer. Au-delà de l’interstice moral – sur lequel il faudra revenir – ces scènes sont très signifiantes quant à la psyché d’Anwar, et ce-faisant, en plein dans la dimension immersive recherchée par Oppenheimer. Dans ces scènes, les tueries sont magnifiées dans un sabbat presque joyeux, de danses et de couleurs flamboyantes, tandis qu’Anwar est mis en scène de manière salvatrice, recevant une médaille de la part de ses victimes, trop heureuses d’avoir été envoyées au paradis de sa main. Cette scène d’un surréalisme rare, témoigne néanmoins de l’obsession qu’à Anwar pour son histoire, et la mort qui l’a accompagné tout ce temps. Anwar est obsédé par la mort et l’idée même de « karma », et l’illustre à plusieurs reprises. Il tente vainement d’expliquer à des enfants torturant un canard qu’il ne faut pas s’attaquer à plus faible que soit, que toute vie à une valeur.

Un comble ? La dernière scène est, à ce sujet, très évocatrice. Il est fortement conseillé de la découvrir à l’écran plutôt qu’à l’écrit. Dans l’ultime scène de The Act of Killing, Anwar ramène Oppenheimer sur le toit de Medan, où l’on avait découvert, au début du film ses « talents » avec un fil de fer. Cette fois de nuit, Anwar se remémore ce souvenir partagé avec le cinéaste, avant d’être pris de violentes et d’étranges convulsions. Poussant de puissants râles, on comprend qu’Anwar est pris de vomissements, sans que quoi que ce soit ne sorte de sa bouche. 

Le film se conclut ainsi, sur l’incapacité d’Anwar à expulser les fantômes qui habitent son passé et dont les souvenirs, occultés par l’Histoire, prennent chair dans son histoire. Le régime ayant rendu incapable l’expiation de ses crimes, Anwar, bien que « victorieux », est sans cesse accompagné par ses exactions. Le caractère performatif de ses crimes qu’il exhibe tout au long du film cache la culpabilité qui le ronge. A l’aune de cette ultime scène, la fierté dont il faisait alors preuve durant le film parait bien fade, et ne serait que le produit de la mise en scène de sa vie quotidienne, comme de ses moments extraordinaires. Alors qu’il pavanait de ses agissements passés, le voilà comme victime d’un surréel exorcisme de ses fantômes. 

FILMER LE MONSTRE

La lisière morale sur laquelle avance dangereusement The Act of Killing vient d’abord d’un choix documentaire. Oppenheimer a fait le choix de l’immersion psychologique au profit de la documentation sociologique ou historique. Le parcours des bourreaux pré-massacres n’est quasiment pas évoqué, de même que la situation historique. Le film aurait pu évoquer la place du communisme à l’échelle locale puis nationale en Indonésie, la montée en puissance de pouvoirs paramilitaires, pour arriver à la purge et ses conséquences. Ou encore évoquer l’historique du communisme dans l’Asie du Sud-Est, ou l’influence des puissances étrangères européennes et chinoises sur la région et sa structure sociale, politique et culturelle. Mais il n’en est rien. Ce n’est pas le sujet ici, Oppenheimer se prive même d’une voix-off, et évoque sobrement la situation historique avec un cours texte post-scène inaugurale. The Act of Killing est une plongée psychologique dans l’une des situations les plus singulières qui soit : la tête d’un bourreau, libre de ses mouvements, sans crainte apparente pour sa vie. 

Toutefois, la proximité entre Oppenheimer et les bourreaux est questionnable. A quel point bascule-t-on dans le plus malsain des voyeurismes, dans la plus crasse des complaisances ? D’autant que Oppenheimer aide visiblement Anwar à tourner son propre film. A cela, le réalisateur se défend de n’avoir aidé Anwar qu’à tourner des scènes qu’il était lui-même incapable de tourner. Dans le même temps, Oppenheimer documente la position sociale et psychique unique de ces tueurs, en n’omettant jamais les crimes qu’ils ont pu commettre, quand bien mêmes les bourreaux n’en auraient pas conscience.

Ainsi, bien que ce soit regrettable, l’absence du terme « génocide » du film est logique – les bourreaux pensent avoir rendu service à la nation, pas d’avoir commis un crime – quand bien même tous les funestes éléments y sont présents. Sur la méthode documentaire également, filmer ces gangsters modernes exercer leur vile domination sur les populations à quelque chose de moralement très inconfortable. Oppenheimer s’en justifie en expliquant que lui et ses équipes retournaient toujours voir les populations malmenées devant les caméras.

Mais justifier n’excuse pas, et alors, The Act of Killing sert qui ? Les bourreaux ou la population ? Le visionnage de The Act of Killing n’est jamais confortable, les bourreaux ne sont jamais « cools », et la ferveur qu’ils mettent à faire triompher leur abjecte vérité les rend tout-au-mieux pathétiques, si ce n’est inquiétants. D’autant que, Stéphane Roland rappelle dans un article « Sept ans plus tard, quel bilan pour le film The Act of Killing ? » la fonction d’électrochoc du film sur la société indonésienne. Le resserrage sur Anwar et ses compagnons est salvateurs : les bourreaux, dans leur impunité, sont montrés tels quels, multipliant alors les prises de paroles publiques sur ces crimes. Stéphane Roland estime que « malgré son éthique discutable, nécessaire du point de vue des victimes, The Act of Killing demeure le film qui aura dévoilé au monde la part sombre de l’Indonésie, y compris aux Indonésiens eux-mêmes ». D’autant que la parole des victimes sera d’autant plus écoutée et documentée dans le « deuxième volet » tout aussi saisissant d’Oppenheimer, The Look of Silence.

Le sujet de The Act of Killing, c’est le « storytelling du soi », où l’impunité n’empêche pas la hantise. C’est aussi la banalité du mal, la déconcertante lucidité avec laquelle l’Homme tombe dans l’agissement le plus abject, rompue par la caméra qui montre l’indicible, en dépit des mises en scènes ubuesques des bourreaux, qui confronte les criminels et leurs crimes. En vue de la dernière scène, on peut questionner l’impact du film sur l’état psychologique d’Anwar, dont les crimes ne peuvent plus être enfouis, doivent sortir, mais n’y parviennent pas. The Act of Killing rappelle, comme de nombreux documentaires, mais avec une tout autre puissance, cette capacité du cinéma à capter le réel, à aller au-delà du mensonge. Il en résulte pour les spectateurs ni plus ni moins que l’une des expériences les plus indélébiles proposées à l’écran.

 


#LBDM10ANS

 




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